Joseph Vacher, surnommé le « tueur de bergers » ou le « Jack l’Éventreur du Sud-Est », né le 16 novembre 1869 à Beaufort (Isère) et exécuté le 31 décembre 1898 à Bourg-en-Bresse, est un sergent réformé devenu vagabond, considéré, après Martin Dumollard, comme l’un des premiers tueurs en série français.
Soupçonné d’être l’auteur d’une cinquantaine de crimes, dont l’égorgement d’au moins vingt femmes et adolescents, par la suite mutilés et violés, il avoue en tout onze meurtres sadiques et une tentative de viol mais refuse d’assumer les meurtres crapuleux. Jugé pour un seul assassinat, il est finalement reconnu responsable de ses actes, en dépit d’un séjour en institution psychiatrique et d’un comportement excentrique, et guillotiné.
Son cas, dès son procès, fera l’objet d’un vif débat sur le thème « santé mentale et responsabilité pénale », et il sera également évoqué dans bon nombre de réflexions sur les manières d’aborder le problème du vagabondage à la charnière entre les XIXe et XXe siècles en France. Joseph Vacher a laissé plusieurs lettres, adressées pour la plupart à sa famille, aux médecins chargés de l’examiner ou à ses juges.
Le personnage de Joseph Bouvier, interprété par Michel Galabru dans le film Le Juge et l’Assassin (1976), de Bertrand Tavernier, est inspiré de Joseph Vacher.
Contexte historique
Les faits liés à cette affaire judiciaire et le procès qui en fut la conséquence se déroulèrent durant la présidence de Félix Faure et en grande partie durant le gouvernement Jules Méline. Le début de l’affaire Dreyfus, conflit social et politique majeur de la Troisième République, se déroula durant la même période.
Au niveau judiciaire, l’affaire Vacher éclate une dizaine d’années après qu’à Londres, Jack l’Éventreur avait défrayé la chronique avec une série de meurtres horribles commis sur des prostituées. L’affaire Pranzini, également connue sous le nom du « Triple assassinat de la rue Montaigne », s’est déroulée une dizaine d’années avant l’arrestation et le procès de Joseph Vacher. Les faits criminels liés à l’affaire Barthélémy-Auguste Gayte qui correspondent au meurtre d’une femme de 76 ans dans un petit village du Gard, s’est déroulée quelques semaines avant le début du procès.
Biographie
Jeunesse
Avant-dernier né d’une famille nombreuse on ne lui compte pas moins de quinze frères et sœurs et respectée de cultivateurs d’un petit village de l’Isère, non loin de Beaurepaire, Joseph Vacher est élevé dans une atmosphère teintée de mysticisme et de superstitions alimentée par sa mère, Marie-Rose dite Rosalie Ravit, de quinze ans plus jeune que son mari Pierre, femme très dévote, régulièrement en proie à des hallucinations.
Il a un frère jumeau, Eugène, qui meurt précocement, à l’âge de huit mois, étouffé par une grosse boule de pain chaud qu’a négligemment posé sur lui l’un de ses frères.
Enfant, le jeune Joseph se serait montré d’un caractère sournois et cruel, aimant torturer les animaux. Il est aussi parfois pris de crises de démence, durant lesquelles il brise tout ce qui est à sa portée. Également violent et doué d’une force surprenante, il n’hésite pas à frapper ses frères et sœurs, même les plus âgés, se montrant tout aussi brutal avec ses camarades d’école.
Il commence à travailler à quatorze ans, à la mort de sa mère, et débute vraisemblablement sa carrière criminelle peu de temps après. Le 18 juin 1884, Joseph Amieux, un enfant de dix ans, est violé et tué dans une grange d’Eclose dans l’Isère. Vacher, qui se trouve dans la région à l’époque du meurtre, sera soupçonné d’en être l’auteur (mais seulement dix années plus tard), ainsi que de trois ou quatre crimes qui suivront et qui ne seront jamais élucidés.
À seize ans, il entre comme postulant chez les Frères maristes de Saint-Genis-Lava. Il y reste deux ans et y parfait son instruction, allant, semble-t-il, jusqu’à faire la classe aux enfants. Il est renvoyé à dix-huit ans pour indiscipline et immoralité, se voyant notamment reprocher de se livrer à des attouchements sur ses condisciples. Il restera néanmoins profondément marqué par ce passage chez les religieux.
L’armée
Il retourne alors dans son village natal de Beaufort et s’adonne aux travaux des champs. C’est à ce moment qu’il aurait tenté d’abuser d’un jeune valet de ferme âgé de douze ans. Il part ensuite pour Grenoble retrouver l’une de ses sœurs, Olympe, prostituée devenue tenancière de maison close, et que l’on a surnommée « Kilomètre » à cause de ses talents de « marathonienne des trottoirs ».
En 1888, il travaille dans une brasserie de Grenoble et fréquente les prostituées. Il contracte alors une maladie vénérienne qui l’amène à subir, le 11 février 1889, une intervention chirurgicale à l’hôpital de l’Antiquaille de Lyon, opération durant laquelle on lui enlève une partie d’un testicule. Cette opération castratrice l’aurait traumatisé.
Lors de son service militaire, il est envoyé le 15 novembre 1890 au 60e régiment d’infanterie de Besançon. Durant sa période militaire, il subit des brimades et « bizutages » de la part de ses camarades plus anciens. Ces derniers, ainsi que ses supérieurs, le décrivent comme psychiquement troublé, atteint d’idées noires et de délire de persécution.
Bien que classé quatrième de sa promotion à l’école des élèves caporaux, il est néanmoins recalé, car « inapte au commandement » selon les sergents-instructeurs, ce qui constitue pour lui une nouvelle source d’amertume et de colère. Pour protester contre cette injustice, Vacher tente de se trancher la gorge. À l’infirmerie où il est emmené, il subit son premier examen mental. Le colonel vient lui rendre visite et l’interroge. L’ayant jugé quant à lui apte au grade de caporal, il lui accorde finalement son galon.
Une fois sorti de l’infirmerie, Vacher montre une aptitude certaine au commandement, même s’il est trop autoritaire. Ses qualités lui permettent d’être rapidement nommé sergent.
Le vagabond tueur de bergers
C’est durant cette période qu’il rencontre à Besançon une jeune cantinière du nom de Louise Barrand. Il la rejoint à Baume-les-Dames le 25 juin 1893 pour la demander en mariage. Face au refus de cette dernière, qui s’est entre-temps éprise d’un autre soldat, il tire sur elle trois coups de revolver avant de tenter de se suicider en retournant l’arme contre lui. L’un et l’autre ne sont que blessés. En ce qui concerne Vacher, une balle a pénétré par l’oreille droite(dans le rocher) provoquant la surdité totale de ce côté et l’autre dans le cou. Elles ne peuvent être extraites entraînant aussi une paralysie du nerf facial droit, qui laisse son œil droit injecté de sang plus grand que l’autre. À la suite de cet épisode, Joseph Vacher, dont l’oreille suppure en permanence, gardera presque toujours la tête couverte.
Considéré comme irresponsable car psychiquement atteint ,il souffre en effet de crises de paranoïa et d’hallucinations , il passe, à partir du 7 juillet 1893, plus de six mois à l’asile de Dole, dans le Jura, où les soins qu’on lui prodigue sont limités. Le 2 août 1893, il est définitivement réformé de l’armée pour troubles psychiques. Le 12 septembre, le docteur Guillemin rend ses conclusions sur son état mental :
« le sieur Vacher Joseph est atteint d’aliénation mentale caractérisée par le délire des persécutions »
. Peu de temps après, il s’évade de l’asile, mais est arrêté à Besançon. De nouveau interné, cette fois-ci à l’hôpital psychiatrique Saint-Robert, il obtient son billet de sortie le 1er avril 1894, le directeur de l’institution, un certain M. Dufour, le considérant comme totalement guéri.
Après sa sortie de l’asile, Vacher retourne d’abord à Saint-Genis-Laval, puis se dirige vers Grenoble, en passant par Beaurepaire. C’est là que, le 19 mai 1894, est commis le premier meurtre avoué par Vacher, celui d’Eugénie Delomme, jeune ouvrière de vingt et un ans, violée et étranglée à 200 mètres de son usine. À partir de ce moment, et durant trois ans, Vacher aurait commis des crimes au hasard de sa route, laissant d’autres être suspectés à sa place, et il aurait échappé à toute enquête grâce à d’incessants déplacements. Il effectue jusqu’à 60 km à pied par jour, traversant la France de la Normandie au Tarn, via la Bourgogne et la vallée du Rhône, vivant de petits travaux dans différentes fermes.
Le 31 août 1895 est découvert à Bénonces dans l’Ain le corps horriblement mutilé de Victor Portalier, un jeune berger d’une quinzaine d’années éventré, égorgé, les parties génitales mutilées, et violé analement , plusieurs témoins donnent alors le signalement d’un vagabond qui, comme signes particuliers,
« a une cicatrice ou rougeur sur l’œil droit, porte un petit sac en toile et un bâton »
mais le personnage en question semble s’être volatilisé. L’affaire reste en suspens.
Le 9 mars 1896, Vacher est arrêté pour vagabondage et coups et blessures, et est condamné par le Tribunal de Baugé à une peine d’un mois d’emprisonnement. Quelques jours auparavant, un homme répondant à son signalement avait failli être interpellé alors qu’il tentait de violer une fillette de onze ans à Noyen-sur-Sarthe.
Mode opératoire
Selon l’« Étude psycho-physiologique, médico-légale et anatomique sur Vacher », publiée par Jean-Vincent Laborde en 1899, son mode opératoire se présente ainsi:
« Vacher [le tueur] recherche et guette des jeunes filles ou des jeunes garçons isolés ; tels les bergers et les bergères […] : l’objet de ses désirs étant trouvé dans les conditions voulues, la victime est marquée du sceau du meurtrier, il se jette à sa gorge, qu’il serre d’abord par strangulation, et qu’il sectionne ensuite rapidement avec le couteau ou plutôt le rasoir qu’il porte toujours sur lui ; une fois et instantanément abattue, il lui fait subir des mutilations diverses : éventration, section des seins (si c’est une femme), section des testicules (si c’est un homme), puis, au comble de l’excitation et du paroxysme, il frappe de nouveau et au hasard le cadavre déjà mutilé… et consomme le forfait par le viol, d’habitude inversif… »
On l’a suspecté, au total, d’au moins trente et un viols souvent post mortem et meurtres, des homicides pour la plupart marqués par une extrême violence. Il semblait avoir une prédilection pour les jeunes gens de treize, quatorze ans.
Enquête et arrestation
Le 4 août 1897, Joseph Vacher est pris en flagrant délit d’« attentat à la pudeur » dans un bois à Champis, en Ardèche. Il a tenté d’agresser une fermière, Mme Plantier. Alerté par les cris de la victime, le mari de celle-ci, avec l’aide de deux autres personnes, est venu à son secours et a permis l’arrestation. Le 7 septembre, Vacher est, pour ce crime, condamné à trois mois de prison par le tribunal de Tournon.
Le juge d’instruction Émile Fourquet, qui a pris ses fonctions à Belley dans l’Ain en avril 1897, est cependant prévenu du fait que le physique de Vacher correspond au signalement du principal suspect dans l’affaire du meurtre du jeune Portalier. Le juge, qui dresse de grands tableaux de plusieurs crimes similaires, apparaît comme l’un des premiers profileurs français. Vacher est transféré à la prison de Belley et soumis aux interrogatoires de Fourquet. Devant le mutisme de Vacher, le juge use d’un stratagème pour connaître les endroits visités par l’homme : il lui dit qu’il écrit un ouvrage sur les vagabonds ce qui est le cas, mais le sujet est en fait les « vagabonds criminels » et invite Vacher à parler de ses pérégrinations à travers le pays, ce que Vacher fait sans se douter du piège. Le juge constate ainsi que les errances de Vacher passent essentiellement par le Sud-Est de la France, la région du Rhône et de l’Ain, soit par des endroits où des crimes présentant certaines similitudes ont été perpétrés.
Le 10 octobre 1897, Vacher passe aux aveux d’abord pour huit meurtres. Le 16 paraît dans Le Petit Journal une « lettre de Vacher », dont celui-ci a négocié la publication en échange de sa confession. Certains soupçonnent Vacher de se vanter d’avoir commis des crimes dont il a seulement entendu parler. Cependant, c’est suivant les indications de Vacher lui-même que des ossements seront retrouvés dans un puits, le 25 octobre, à Tassin-la-Demi-Lune dans le Rhône. Selon le médecin légiste chargé d’étudier les restes d’un dénommé Jean Boyer , ceux-ci appartiendraient à une personne d’un sexe indéterminé, âgée d’une quinzaine d’années et morte depuis au moins trois mois sans qu’il ne soit possible d’indiquer une période précise. On croit d’abord qu’il s’agit des restes de François Bully, un manœuvre de dix-sept ans, mais celui-ci se manifeste et, plus tard, grâce aux vêtements et à la denture, les parents de Claudius Beaupied, un jeune chemineau (vagabond) de quatorze ans, croiront reconnaître la dépouille de leur fils.
Les crimes avoués par Vacher
Parmi la cinquantaine de crimes dont Vacher finira par être suspecté, notamment par le juge d’instruction Émile Fourquet, Vacher avoue en tout onze meurtres et une tentative de viol :
- 20 mai 1894, Beaurepaire (Isère), Eugénie Delhomme, 21 ans, assassinée puis violée
- 20 novembre 1894, Vidauban (Var), Louise Marcel, 13 ans, fille de fermier, assassinée
- 12 mai 1895, Étaules (Côte-d’Or), lieu-dit « le Bois de Chêne » route 71, Augustine Mortureux, 17 ans, assassinée
- 24 août 1895, Saint-Ours (Savoie), Dame veuve Morand, 58 ans, assassinée puis violée
- 31 août 1895, Bénonces (Ain), Victor Portalier, 15 ans, berger, assassiné puis violé
- 22 septembre 1895, Truinas (Drôme), Aline Alaise, 13 ans, assassinée
- 29 septembre 1895, Saint-Étienne-de-Boulogne (Ardèche), Pierre Massot-Pelé, 14 ans, berger, assassiné puis violé
- 1er mars 1896, Noyen-sur-Sarthe (Sarthe), Marie Derouet, 11 ans, tentative de viol
- 10 septembre 1896, Busset (Allier), Marie Moussier-Lorut, 19 ans, assassinée
- 1er octobre 1896, Varennes-Saint-Honorat (Haute-Loire), Rosine Rodier, 14 ans, bergère, assassinée
- fin mai 1897 (?), Tassin-la-Demi-Lune (Rhône), Claudius Beaupied, 14 ans, vagabond, assassiné et jeté dans un puits – son corps ne sera retrouvé que cinq mois plus tard
- 18 juin 1897, Courzieu-la-Giraudière (Rhône), Jean-Pierre Laurent, 14 ans, domestique de ferme, assassiné puis violé.
Procès
Son procès s’ouvre enfin le 26 octobre 1898 à la cour d’assises du département de l’Ain qui siège au palais de justice de Bourg-en-Bresse.
L’affaire est très suivie par la presse locale, nationale, et attire même l’attention de journaux étrangers.
Durant son procès, qui dure trois jours plein, l’accusé se comporte de manière excentrique, portant un panneau autour du cou sur lequel est écrit
« j’ai une balle dans la tête »
et hurlant
« Vive Jésus ! Vive Jeanne d’Arc »
, sans que l’on sache s’il s’agit là d’un authentique délire ou d’une volonté d’amadouer et de susciter la pitié chez le jury en se faisant passer pour fou.
Durant son incarcération, l’accusé écrira une « lettre aux français » qui sera publiée dans Le Petit Parisien.
« À la France,
Tant pis pour vous si vous me croyez responsable…. Votre seule manière d’agir me fait prendre pitié pour vous… Si j’ai conservé le secret de mes malheurs, c’est que je le croyais dans l’intérêt général mais vu que peut-être je me trompe je viens vous faire savoir toute la vérité : Oui c’est moi qui est commis tous les crimes que vous m’avez reprochés… et cela dans des moments de rage. Comme je l’ai déjà dit à Mr le Docteur chargé du service médical de la prison de Belley, j’ai été mordu par un chien enragé vers l’âge de 7 ou 8 ans mais dont je ne suis pas sûr moi-même bien que cependant je me souviens très bien d’avoir pris des remèdes pour cet effet. Mes parents seuls peuvent vous assurer des morsures, pour moi j’ai toujours cru depuis que j’ai du réfléchir à cet événement que ce sont les remèdes qui m’ont vicié le sang à moins que réellement ce chien m’ait mordu. »
Condamnation et exécution
Après un quart d’heure de délibérations, Joseph Vacher est, le 28 octobre 1898, à l’âge de vingt-neuf ans, condamné à mort par les assises de l’Ain pour le seul assassinat de Victor Portalier. La demande de grâce auprès du président Félix Faure est rejetée.
Le dernier jour de l’année 1898, il est guillotiné sur le Champ-de-Mars de Bourg-en-Bresse par le bourreau Louis Deibler ; ce sera d’ailleurs la dernière exécution effectuée par celui-ci, sa démission devenant effective le 2 janvier de l’année suivante.
Les dernières paroles du condamné seront :
« C’est heureux que je me sois fait couper les cheveux »
selon Le Petit Parisien , Vacher a en effet demandé qu’on lui rase le crâne et la barbe peu de temps auparavant,
« La voilà, la victime des fautes des asiles »
et
« Vous croyez, en me faisant mourir, expier les fautes de la France. La France est coupable ! Tout est injustice. […] »
Plus de deux mille personnes assistent à l’exécution, malgré la pluie et le froid, bien que l’exécution ait lieu la veille du Jour de l’An. Le couperet tombe à sept heures trois.