Tout au long de son histoire, le quartier de la Goutte d’Or a souvent eu mauvaise presse: il est décrit par Zola dans l’Assommoir comme le sombre théâtre de destins sordides, il est évité par les « bons » Parisiens effarés par la présence des Apaches et de la basse prostitution, il est ensuite considéré comme une « médina » inquiétante et impénétrable, et pour finir il est dépeint comme un quartier trop « cosmopolite » par les amateurs « d’apéritifs saucisson-pinard » émétiques.
Et la triste et bien injuste réputation de la Goutte d’Or n’a pas été améliorée avec Jeanne Weber, une de ses célèbres habitantes. En effet, la Goutte d’or a vu son nom durablement associé aux crimes de Jeanne Weber, surnommée par la presse d’alors « l’Ogresse de la Goutte d’Or ». On peut effectivement rêver meilleure ambassadrice que Jeanne Weber, qui ne fût rien de moins qu’une des plus célèbres tueuses en série d’enfants.
Nous retraçons ici le parcours de Jeanne Weber à travers ses crimes et l’incroyable et retentissant fiasco médiatique, judiciaire et médico-légal qui entoura l’affaire de l’Ogresse de la Goutte d’Or.
Marcel Jean, Juliette, Lucie et Marcelle
Jeanne Marie Moulinet nait le 7 octobre 1874 à Kérity (commune aujourd’hui intégrée à celle de Paimpol), un petit village de pêcheurs dans les Côtes du Nord (aujourd’hui Côtes d’Armor). Son père est un pêcheur d’Islande et sa mère est ménagère. Elle a deux frères et deux soeurs plus jeunes dont elle s’occupe avec attention. Sa famille est pauvre et elle ne goûte guère au bancs de l’école. Ses parents décident de l’envoyer à Paris pour soulager la famille d’une bouche à nourrir. À l’âge de quatorze ans, elle quitte sa Bretagne natale avec vingt-cinq francs en poche, les économies familiales de tout un hiver que ses parents lui confient pour partir à Paris.
Acte de naissance de Jeanne Moulinet (cliquer sur les images pour agrandir)
Arrivée à Paris, elle exerce différents petits métiers, et notamment celui de bonne d’enfants chez un architecte avenue de Clichy, où elle s’occupe des cinq enfants de la famille. C’est dans le quartier de la Chapelle que Jeanne rencontre son futur mari, Jean Weber. Ce dernier est un enfant de la Chapelle, il est né au 4 rue Martin (aujourd’hui rue Caillié), il a trois frères, Charles, Pierre et Léon. Jeanne Moulinet et Jean Weber vivent au 38 rue Pajol dans le quartier de la Chapelle quand ils se marient, tous deux mineurs âgés de vingt ans, le 2 juin 1894 à la mairie du 18e arrondissement de Paris. Jean est alors cocher et Jeanne est domestique. Les parents de Jeanne, devenus cultivateurs à Plounez dans les Côtes du Nord, ne font pas le long voyage jusqu’à Paris pour le mariage de leur fille. La famille Weber est présente pour les noces de Jean et Jeanne Weber. Une partie de la Famille Weber est domiciliées dans le quartier de la Chapelle, les parents de Jean habitent 8 impasse Langlois (voie aujourd’hui disparue qui débouchait au 25 rue de l’Évangile), son frère Léon habite la même impasse et son frère Pierre habite au 7 rue du Pré Maudit (aujourd’hui rue du Pré).
8 impasse Langlois
Signature de Jeanne Moulinet/Weber sur son acte de mariage
Jeanne Weber est une petite femme aux manières un peu rustres, pratiquement illettrée comme en témoigne sa signature sur son acte de mariage. Elle trouve dans cette union, non seulement un mari, mais également une belle-famille avec laquelle elle semble bien s’entendre. Jeanne est enceinte lors de son mariage, celui-ci est sans doute contracté pour « régulariser la situation ». Après quatre mois de mariage, les époux Weber ont un premier enfant, Marcel Jean, le 4 novembre 1894. Mais ce dernier décède le 20 janvier 1895 à l’âge de trois mois. La cause de son décès est inconnue. Jean Weber est réputée dans son entourage pour son alcoolisme, aussi on ne s’étonne pas de la faiblesse de cet enfant que l’addiction de son père a rendu vulnérable par hérédité, comme le veulent les théories médicales de l’époque.
Jean et Jeanne Weber déménagent ensuite, quittant le 38 rue Pajol pour le 49 rue de la Chapelle (aujourd’hui rue Marx Dormoy). Un deuxième fils, Marcel Charles, voit le jour le 9 janvier 1898. Les époux Weber changent à nouveau de domicile et s’installent au 3 rue Jean Robert. Jeanne met au monde une fille, Juliette, le 3 janvier 1900. Après trois jours de maladie la petite Juliette meurt le 22 janvier 1901 d’une pneumonie aiguë. Une fois de plus, on se dit que décidément les alcooliques ne font que des enfants faiblards à la santé précaire.
La rue Jean Robert
Le couple s’installe ensuite de l’autre coté des voies du Chemin de fer du Nord, au 8 bis passage de la Goutte d’Or (tronçon de l’ancien passage Doudeauville, aujourd’hui rue Francis Carco). Jean travaille depuis quelques années comme camionneur pour la société de Louis Dotzeler, sise au 19 rue de la Chapelle (aujourd’hui rue Marx Dormoy), alors que Jeanne s’occupe de menus travaux et de garde d’enfants. Depuis la mort prématurée de deux de ses trois enfants, Jeanne est taciturne et tâte un peu de la bouteille. Elle prend soin de son fils Marcel et garde volontiers les enfants de la famille Weber et du voisinage.
Le 25 décembre 1902, Jeanne s’occupe de la petite Lucie, fille d’Alphonse Alexandre, un veuf demeurant au 11 rue Jean Robert. Quand le père rentre, Lucie est au plus mal. À 16 heures, en ce jour de Noël, La fillette décède. On diagnostique une pneumonie aiguë.
Quelques mois plus tard, en 1903, Jeanne Weber se retrouve chez la famille Poyata, laitiers au 8 rue des Amiraux dans le quartier de Clignancourt. Elle s’arrange pour rester seule avec la petite Marcelle Poyata, âgée de trois ans. On retrouve Jeanne serrant l’enfant sans vie, sans doute morte… d’une pneumonie aiguë. Quelques jours plus tard Jeanne revient chez les Poyata, elle cherche à entrainer avec elle Jacques, le frère de la défunte Marcelle âgé de quatre ans, mais ce dernier, bien inspiré, prend peur et s’enfuie. La vie reprend son cours, Jeanne s’occupe de son foyer, « très bien tenu » au dire de tous.
Les adresses parisiennes de l’Ogresse de la Goutte d’Or
Georgette, Suzanne, Germaine et Marcel Charles
Au mois de mars 1905, Jeanne est à nouveau enceinte. Mais la mort semble soudainement rôder autour de Jeanne. Le 2 mars, alors qu’elle en a la garde, Georgette, la fille de Pierre et Blanche Weber âgée de dix-huit mois, meurt dans les bras de Jeanne Weber. Le diagnostic médical parle de convulsions. Le 11 mars, c’est une autre fille de Pierre et Blanche, Suzanne, âgée de deux ans et dix mois, qui perd également la vie dans les bras de Jeanne Weber. Le 26 mars, c’est la petite Germaine, sept mois, fille de Léon et Marie Weber, qui succombe, toujours en présence de Jeanne Weber. Le 29 mars, c’est à présent le petit Marcel, son fils, qui meurt à l’âge de sept ans. En l’espace d’un mois, quatre enfants Weber, dont le sien, meurent en la seule présence de Jeanne Weber. Cette série de morts suspectes commence à semer des doutes dans l’entourage de Jeanne. On se souvient qu’à chaque fois les personnes présentes sont envoyées par Jeanne Weber hors de la maison sous un prétexte quelconque. On se rappelle avoir retrouvé Jeanne Weber tenant fortement les petits cadavres. On se remémore l’état d’excitation étrange de Jeanne Weber. On débat pour savoir si on a réellement vu des traces d’ecchymose vers le cou des petites victimes. On se souvient, mais dans son entourage proche, on en reste là, on plaint plutôt cette pauvre Jeanne sur qui le sort s’acharne avec beaucoup de cruauté, mais on éloigne tout de même les enfants de peur qu’elle ne porte malheur. La rumeur, elle, ne s’éteint pas.
Jeanne Weber en 1905
Jeanne semble accablée de tristesse et son état mental commence à poser question. Ses belles soeurs viennent souvent lui tenir compagnie. Le vendredi 7 avril 1905, Jeanne se retrouve chez son beau-frère Pierre, rue du Pré Maudit (aujourd’hui rue du pré), seule avec le petit Maurice Weber âgé de onze mois, fils de Charles. Elle a envoyé ses deux belles-soeurs la femme de Pierre et la mère de Maurice lui faire une commission dans le quartier. Vingt minutes plus tard, à leur retour elles retrouvent Jeanne Weber serrant l’enfant contre elle. Il est en train d’étouffer et sa mère a bien du mal à l’arracher des bras de Jeanne. Maurice est immédiatement conduit par sa mère à l’hôpital Bretonneau. Après une nuit de soins intensifs, le petit Maurice est sauf. L’étudiant en médecine qui l’ausculte conclut à une tentative de strangulation. Tous les soupçons se confirment, et les belles soeurs de Jeanne sont à présent convaincues de sa culpabilité.
Charles Weber et sa famille, le petit Maurice est à gauche sur la photo
Le samedi 8 avril 1905, Charles Weber et sa femme vont porter plainte au commissariat de police de la Goutte d’Or auprès du commissaire Monentheuil. Ils accusent Jeanne Weber de tentative d’assassinat sur leur fils Maurice, et relatent les circonstance du drame. Le commissaire reçoit ensuite les époux Pierre Weber qui portent plainte pour la mort de Suzanne et Georgette, leurs deux filles récemment disparues, ils signalent également la mort suspecte de Juliette et Marcel, les enfants de Jean et Jeanne Weber. Juste après, c’est au tour de Léon Weber et de sa femme de porter plainte pour la mort de la petite Germaine. On apprend également que la petite Julie Alexandre aurait pu être une victime de l’Ogresse. Cette fois, il semble que Jeanne Weber va devoir faire face à ses crimes. Jeanne est convoquée au commissariat de la Goutte d’Or, elle nie farouchement tout en tenant des propos décousus, elle se dit victime d’une cabale par « des calomniateurs et d’infâmes gredins ». Elle est placée au dépôt et le lendemain elle est interrogée par le juge d’instruction Leydet. Dans les jours qui suivent, elle fait une fausse couche après trois mois et demi de grossesse.
On confie au docteur Thoinot, professeur de médecine légale et auteur d’ouvrages de référence, la tâche d’examiner le petit Maurice pour voir s’il y a confirmation du constat fait à Bretonneau et s’il y a lieu de faire procéder à l’exhumation des dépouilles des enfants Weber pour autopsie. La machine judiciaire est lancée. Jeanne Weber est incarcérée à la Prison pour femmes Saint-Lazare. On la soumet à l’expertise psychiatrique qui la déclare ni folle ni hystérique. Le docteur Thoinot et ses collègues procèdent à l’autopsie des quatre enfants Weber le 13 avril 1905. En plus des examens habituels, on procède à une analyse toxicologique. Selon le docteur Thoinot, les résultats ne permettent pas de corroborer l’hypothèse d’une mort par étouffement, et ce pour aucun des enfants.
Caricature du professeur Thoinot
Mais la nouvelle se répand vite dans le quartier et bien au-delà: les enfants Weber, Juliette, Georgette, Suzanne, Germaine et Marcel seraient bien tous morts étouffés par les mains de la « mégère » Jeanne Weber, « l’étrangleuse d’enfants ». La presse commence à parler d’une affaire inimaginable impliquant une certaine Jeanne Weber dans le quartier populeux de la Goutte d’Or. Les crimes sont effroyables, mais plus encore c’est le fait q’une femme, mère de surcroit, en fût l’auteure qui choque le plus l’opinion publique. On se dit qu’elle doit être atteinte de folie pour commettre des crimes pareils. La presse s’intéresse de près au « Mystère de la Chapelle ». Dans les journaux comme dans la rue, on surnomme Jeanne Weber d’abord « l’Ogresse du Pré-Maudit » (l’adresse de Pierre Weber, là où Jeanne se faire surprendre en train d’étouffer le petit Maurice), mais très vite on l’appelle « l’Ogresse de la Goutte d’Or » en référence à son adresse (passage de la Goutte d’Or).
Jeanne Weber sur le banc des accusés le 29 janvier 1906
Le 29 janvier 1906 s’ouvre le procès de l’Ogresse de la Goutte d’Or à la Cours d’assises de la Seine, présidé par le juge Bertulus. Jeanne Weber est accusée des meurtres de ses trois nièces, de sa fille et de son fils. Elle nie les accusations portées contre elle. Les témoins sont entendus, on reconstitue les emplois du temps de Jeanne Weber précédant la mort des enfants. Tout accuse l’Ogresse de la Goutte d’Or. Mais le rapport du médecin légiste Thoinot change la donne. On ne sait pas de quoi son morts les enfants Weber, mais la science est formelle: Jeanne Weber n’a pas étouffé ni étranglé ces enfants. On soumet tout de même le dossier à deux nouveaux experts, MM. Brouardel et Vibert, qui renoncent à se prononcer faute d’éléments probants. L’accusée est acquittée, Jeanne Weber ressort libre.
Mais elle est désormais bien seule, son mari est le plus souvent pris par la boisson et ne rentre qu’épisodiquement à la maison. Jeanne se met également à boire de plus en plus. Les Weber, salis par l’affaire, quittent tous la Goutte d’Or et la Chapelle pour s’installer dans d’autres quartiers parisiens. Tout comme la famille Weber, les habitants de la Goutte d’Or et de la Chapelle, lui vouent une haine farouche. Sur son passage, on l’insulte, on l’invective, on lui crache dessus. Cependant, dans la presse on débat de la culpabilité de Jeanne Weber. Pour beaucoup, il n’y a aucun doute possible, elle est coupable et mériterait de goûter à la lame de la guillotine. Mais il se trouve des défenseurs qui, confiant dans la vérité scientifique du docteur Thoinot et de ses confrères, ne voit dans cette affaire que le calvaire d’une mère privée de ses enfants et injustement salie sur la place publique, la mort de ses nièces n’étant qu’une funeste coïncidence. Le quotidien conservateur Le Matin va devenir un des plus grands défenseurs de Jeanne Weber. Ce quotidien va être un soutien de poids, défendant jusqu’au bout cette « malheureuse Jeanne Weber » et allant même jusqu’à organiser plusieurs fois des collectes d’argent pour lui venir en aide. Mais il n’est pas le seul, le Petit Journal, notamment, lui dispute les faveurs de Jeanne Weber. En effet, cette dernière ne rechigne pas à répondre aux interviews et à poser devant les objectifs.
Jeanne Weber posant pour Le Matin, édition du 29 avril 1907
Auguste
L’affaire de l’Ogresse a fait grand bruit, bien au-delà de la Goutte d’or. Les journaux de France mais aussi du monde entier ont relaté l’histoire de Jeanne Weber. Ainsi en lisant son histoire dans la presse, Sylvain Bavouzet, cultivateur à Chambon dans l’Indre, est pris de compassion pour cette femme que la vie n’a pas épargnée. Il croit fermement à son innocence. Il écrit à Jeanne et la supplie de venir s’installer chez lui pour… élever ses enfants! Jeanne voit là un échappatoire qui tombe à point nommé. Mais son mari Jean ne veut pas tenter l’aventure d’un nouveau départ en province, trop attaché à son travail. On oublie la proposition.
Sylvain Bavouzet
Le 10 novembre 1906, on repêche dans la Seine, quai Malaquais, une femme qui prétend avoir été dévalisée et jetée au fleuve par un Apache (surnom des voyous de l’époque). Conduite à l’hôpital de la Charité, elle dit s’appeler Jeanne Moulinet et demeurer au 19 rue de la Chapelle (en réalité le lieu de travail de Jean Weber). Un suicide inavoué? Aucun journal qui relate l’affaire, ne fait le rapprochement entre Jeanne Moulinet et Jeanne Weber, pas même Le Matin qui profite plutôt de cette nouvelle pour fustiger une justice trop laxiste.
Le 30 décembre 1906, alors qu’elle vit au ban de la société, installée à présent dans un hôtel garni du boulevard de la Chapelle, Jeanne va se suicider en se jetant du haut du pont de Bercy. Sa tentative est vaine, en sautant, jupe et jupons se sont gonflés d’air et font office de bouée qui la maintiennent en surface. Hébétée mais saine et sauve, elle est repêchée dans l’eau glacée de la Seine, et est reconduite à son domicile.
Le Radical, 1er janvier 1907
Après cet épisode, Jeanne accepte finalement la proposition de Bavouzet et part seule pour Chambon le 13 mars 1907. Sylvain Bavouzet et Jeanne Weber conviennent qu’elle sera présentée comme une cousine de feu Mme Bavouzet et qu’elle portera le nom de Jeanne Glaize. Jeanne devient vite la maîtresse de maison et s’occupe avec beaucoup d’attention des enfants Bavouzet, Germaine âgée de seize ans, Louise âgée de onze ans et Auguste, un garçon de neuf ans qu’on dit plein de vie.
Le 17 avril 1907, Auguste Bavouzet se sent un peu faible en rentrant de l’école. Jeanne Weber le met au lit et le veille. En rentrant le soir, Sylvain Bavouzet et ses filles trouvent Jeanne penchée sur le petit Auguste, suffocant. Son père et Jeanne le veille toute la nuit. Le lendemain matin, alors que Sylvain est parti chercher du lait frais dans une ferme voisine pour son fils et que les deux soeurs Bavouzet sont envoyées faire une course à l’extérieur de la maison, Jeanne Weber se retrouve seule avec l’enfant. Au retour de Sylvain Bavouzet, le petit Auguste est mort. On néglige les traces rouges sur le cou de l’enfant, et on enterre Auguste sans explication pour sa mort.
Jeanne Weber « veillant » sur Auguste Bavouzet
Mais le doute est forcément présent à l’esprit de Sylvain Bavouzet qui connait le passé de Jeanne Glaize-Weber. Il se confie à ses filles mais leur demande de garder le silence. Deux jours après l’enterrement de son frère, Germaine Bavouzet rompt la promesse faite à son père et se rend à la gendarmerie pour dénoncer Jeanne Weber et fait part de sa peur d’être, elle ou sa jeune soeur, à son tour la victime de l’Ogresse.
Les gendarmes mènent discrètement l’enquête, l’accusée n’a-t-elle pas été blanchie par la justice ? Il pourrait s’agir, encore, que d’une pure coïncidence. Mais l’affaire se sait, on télégraphie aux journaux parisiens. Le Matin envoie un journaliste sur place pour interviewer Jeanne qui clame son innocence. On procède à l’autopsie du petit Auguste. Les docteurs Audiat et Bruneau de Châteauroux sont chargés de cette tâche. Il est constaté des ecchymoses et des marques de strangulation autours du cou de l’enfant. La rumeur enfle, l’Ogresse de la Goutte d’Or aurait frappé à nouveau. Le parquet de Châteauroux se charge de l’affaire. Mais voilà qu’une autre plainte vient de Paris. On apprend que la famille Poyata, aurait été aussi victime de l’Ogresse de la Goutte d’Or en 1903, dans des circonstances similaires aux autres affaires. Une autre affaire remonte en surface, Paul Alexandre, l’Oncle de la petite Lucie, dépose plainte à Paris contre Jeanne Weber, alors qu’on avait ignoré la plainte précédente. Voilà qui complique sérieusement les choses pour Jeanne.
« La vacherie Poyates (Poyata) ; Les mains de la Weber » Le Matin du 1er mai 1907
Jeanne Weber est arrêtée et incarcérée. Cette fois, il semble que Jeanne Weber ne pourra pas échapper aux fourches caudines de la justice. D’autant, que le juge Belleau en charge de l’instruction est fermement convaincu de la culpabilité de Jeanne. Mais c’est sans compter le professeur Thoinot, ce médecin légiste qui a permis l’acquittement de Jeanne. Car le rapport d’autopsie des légistes de Châteauroux sonne comme le terrible révélateur de l’erreur du médecin parisien. Alors le docteur Thoinot remet en question les conclusions et les compétences des docteurs Audiat et Bruneau. Il diffame publiquement ses confères de province. Il obtient la possibilité de refaire l’autopsie du petit Bavouzet. Il conclue à une mort due à une fièvre typhoïde. L’affaire de l’Ogresse de la Goutte d’Or change alors de nature et vire au procès national de la justice et surtout de l’expertise médico-légale. Le monde de la médecine légale et de la criminologie se déchire. On s’invective par revues interposées, on en appelle au conseil de l’ordre, on débat à l’Académie de médecine, les grands pontes comme Lacassagne s’en mêlent, on publie des articles scientifiques, on fait même des expériences sur des lapins! Finalement, les professeurs Brissaud, Lande et Mairet mènent une troisième autopsie pour clore la querelle des experts.
« L’ »Ogresse » Jeanne Weber. Crime ou fatalité? » Le Petit Journal Supplément Illustré du 12 mai 1907
Une fois encore, c’est la science qui parle: Jeanne weber est innocente et accessoirement l’honneur de Thoinot est sauf, pour l’instant. Un non-lieu est requis par la défense de Jeanne Weber. Le 4 janvier 1908 le non-lieu est ordonné et Jeanne Weber est libérée. Jeanne est innocentée une deuxième fois par la justice, une deuxième fois grâce au secours de la médecine légale. Mais la colère gronde dans le peuple. On dénonce la complicité de la justice et de la médecine avec l’Ogresse de la Goutte d’Or. On peste dans les campagnes: c’est Paris et ses grands professeurs qui veut écraser la province et ses modestes légistes! Mais là encore, on prend la défense de Jeanne Weber dans la presse, Le Matin en tête.
Tribune sur le comportement des journaliste dans l’affaire Jeanne Weber, parue dans Les Temps nouveaux du 11 janvier 1908
Marcel
Grâce à l’intervention de son avocat depuis toujours, Maitre Henri-Robert, et du journal Le Matin, soutien indéfectible de Jeanne Weber, M. Bonjean, juge au Tribunal de la Seine et président de plusieurs oeuvres de bienfaisance, accepte de prendre en charge Jeanne Weber. Mais elle se retrouve finalement démunie et sans aide. Elle se résout à se livrer dans un commissariat et à y affirmer avoir tué le petit Bavouzet et ses neveux et nièces. Mais on ne la croit pas, on met ça sur le compte de la folie. Elle fait un séjour à la prison Saint-Lazare pour vagabondage, le temps de trouver un établissement psychiatrique propre à recevoir une Jeanne Weber à l’équilibre mental jugé précaire. M. Bonjean, convaincu de son innocence, la fait embaucher dans une colonie de l’oeuvre qu’il préside, la Société générale de protection de l’enfance. Mais Jeanne n’y reste que peu de temps à cause de son alcoolisme. Elle retourne à Paris, sous un faux nom pour échapper à la vindicte populaire.
Pourtant, le 5 mars 1908, elle commet l’imprudence de révéler sa véritable identité à Alfortville. Une foule se forme, on réclame la mort de l’Ogresse. Jeanne échappe de peu au lynchage grâce à l’intervention des forces de l’ordre. Elle tente de nouveau de se suicider, mais des agents de ville déjouent ses projets. Elle se livre à nouveau à la police et réitère ses aveux. Elle est remise au juge Leydet qui avait instruit la première affaire Weber. Devant lui, Jeanne se rétracte. On pense que ses aveux ont été le produit d’un jugement altéré de Jeanne, poussée à la folie par une société hostile. Elle est remise en liberté. Elle se livre alors à la prostitution.
Le 8 mai 1908, à Commercy dans la Meuse, une certaine Jeanne Moulinet avec un dénommé Boucheri, un ouvrier qui travaille à Sorcy qu’elle a rencontré peu de temps avant, se présentent chez les époux Poirot-Jacquemot, logeurs rue de la Paroisse. Il prennent une chambre dans l’établissement. Jeanne demande aux Poirot la permission de prendre leur fils Marcel avec elle pour dormir pendant l’absence de Boucheri parti travailler. Elle prétend que cela rassurerait son ami très jaloux et calmerait ses propres peurs. On lui confie donc le petit Marcel âgé de six ans. Un soir, une locataire entend des bruits étranges venant de la chambre de Jeanne Moulineau, elle en avertit les propriétaires. On frappe à la porte de la chambre, en l’absence de réponse on ouvre avec un double de la clé. Une scène d’horreur s’offre aux parents du petit Marcel. Le corps de ce dernier gît à coté de Jeanne, des mouchoirs mouillés à proximité de l’enfant. Marcel porte des traces de strangulation et un filet de sang coule de la bouche.
Carte postale: Jeanne Weber avant son départ pour la prison de St Mihiel
On prévient la police. Jeanne est arrêtée et interrogée par le commissaire de Commercy mais elle reste muette. On procède à l’autopsie de la dépouille du petit Poirot. On découvre que Jeanne à arraché la langue de sa victime avec les dents et l’a ensuite étranglé à l’aide de mouchoirs mouillés. Connaissant l’identité de la suspecte, l’autopsie est menée par le docteur Thiéry et contradictoirement par deux autres médecins afin de « verrouiller » l’enquête.
Autopsie du petit Marcel Poirot par le docteur Thiéry, dans l’Almanach Illustré du Petit Parisien de 1909.
Cette fois, les résultats de l’autopsie sont formels: Jeanne Weber a tué Marcel Poirot. On envoie Jeanne Weber à la prison de Saint Mihiel dans la Meuse dans l’attente de son procès.
« À mort l’Ogresse!… Jeanne Weber, partant pour la prison de St Mihiel, est poursuivie par les cris de vengeance de la foule »
Ensuite, il s’agit de déterminer si Jeanne est folle ou saine d’esprit. Le célèbre criminologue italien Lumbroso, à qui on montre une photo de Jeanne Weber, affirme que c’est un sujet anormal, « son crâne microcéphale, son front aplati et sa physionomie virile » (sic) font d’elle une « hystérique épileptoïde et crétinoïde » (sic) certainement « issue d’une famille de crétins » (sic). Après l’expertise psychiatrique, Jeanne est finalement déclarée aliénée mentale le 25 août 1908. La « science » tente de se rattraper, mais il est bien tard. De même, Le Matin lâche enfin sa protégée, un peu tard aussi. Le concours aveugle du journal lui valu d’être très fortement critiqué. Il fût l’un des quatre grands quotidiens français pendant le premier quart du XXe siècle, mais dès 1920 il commence à péricliter. Collaborationniste pendant la Seconde Guerre mondiale, Le Matin sera interdit de publication à la Libération.
Le Journal pointe le revirement du Matin, journal de soutien de Jeanne Weber, édition du 14 mai 1908
Jeanne Weber est internée à Maréville mais elle clame toujours et encore son innocence. L’opinion publique gronde, on est frustré qu’il n’y ait pas eut de procès de l’Ogresse et on dénonce avec force les erreurs fatales d’experts à qui on faisait trop confiance. Le 20 mars 1909, Jeanne Weber est transférée à l’asile de Fains-Véel dans la Meuse.
« Je ne suis ni folle ni criminelle » affirme Jeanne Weber depuis l’asile de Maréville
Le 22 avril 1909 le quartier de la Chapelle est en émoi, on y aurait croisé l’Ogresse échappée de son asile de folles. Un envoyé du Petit Journal se met en quête de Jeanne Weber à travers les rues du quartier. Il trouve une femme dont la ressemblance avec Jeanne Weber est troublante. Elle dit avoir habité le quartier et y cherche d’anciennes connaissances. Une foule commence à se former autours de l’inconnue. On reconnait la Weber, l’Ogresse est de retour! La femme proteste. On envoie chercher celui connait Jeanne Weber mieux que personne, son mari Jean qui travaille toujours au 19 rue de la Chapelle. Il arrive alors que la foule devenue dense menace de lyncher l’Ogresse. Mais Jean Weber est formel, même si cette femme lui ressemble, ce n’est pas sa femme. La foule enfin s’écarte et laisse repartir l’infortunée. On télégraphie à l’asile de Fains qui confirme que Jeanne Weber est bien présente dans l’établissement. On ne sait pas si la malheureuse a finalement retrouvé ses anciennes connaissances.
En 1909 toujours, Jean Weber demande le divorce, car les époux Weber sont toujours mariés. Il n’obtiendra gain de cause que le 5 février 1912. Après son divorce, il se remarie avec Blanche Langlet le 2 juillet 1912. Il s’éteindra à l’âge de soixante-seize ans, le 6 avril 1950 au Kremlin-Bicêtre.
Toujours en 1909, début août, à Bar-le-Duc le bruit court que l’Ogresse se serait échappée de l’asile de Fains tout proche et qu’elle rôde dans les campagnes alentours. Le 8 août, le correspondant local du Petit Journal se rend à l’asile pour en avoir le coeur net. Il constate que Jeanne Weber y est toujours hospitalisée et est même alitée. Cette fois encore l’évasion de l’Ogresse n’était que fantasme et rumeur.
En janvier 1910, Jeanne Weber s’évade de l’asile de Fains-Véel, mais cette fois l’information est réelle. Son évasion ne dure que quelques semaines. Elle est arrêtée le 10 février 1910 au Châtelier dans la Meuse, alors qu’elle essayait de se faire embaucher dans une ferme du village. Ce fût là le dernier épisode de la vie édifiante de Jeanne Weber.
Le 23 août 1918, Jeanne Weber meurt d’une « crise de folie » à l’asile d’aliénés de Fains-Véel. Au cours de sa carrière de tueuse en série L’Ogresse de la Goutte d’Or aura tué au moins dix enfants. Sa funeste épopée restera dans la postérité autant par l’horreur de ses crimes que par le fiasco judiciaire qu’elle représente. Mais l’affaire de l’Ogresse de la Goutte d’Or a surtout été un énorme camouflet pour une médecine scientiste se sentant toute puissante.
Et pendant longtemps après la disparition de Jeanne Weber, la Goutte d’Or restera dans l’imaginaire collectif la quartier de l’Ogresse.
« La vie (très approximative) de Jeanne Weber » dans Les Faits-divers illustrés du 15 mai 1908
Source: http://28rueaffre.eklablog.com/jeanne-weber-l-ogresse-de-la-goutte-d-or-a113380782