Le 2 décembre 1919, un jour après avoir conclu une transaction commerciale d’un million de dollars à Toronto, le magnat du spectacle Ambrose Small disparaît mystérieusement. Malgré des recherches internationales, aucune trace de lui n’a jamais été retrouvée. La police soupçonne un acte criminel et enquête sur l’épouse et le secrétaire personnel de Small. Cependant, ni la police ni un enquêteur privé n’ont découvert de preuves les reliant à sa disparition. L’affaire Ambrose Small reste l’un des mystères non résolus les plus perplexes et les plus légendaires du Canada.
Historique
Ambrose Joseph Small naît en 1866 à Bradford, dans le Canada-Ouest (aujourd’hui l’Ontario), de Daniel et Ellen Small. En 1876, la famille Small déménage à Toronto, où Daniel devient gérant du Grand Hotel en 1880. À côté de l’hôtel se trouve le Grand Opera House, un établissement prestigieux qui présente les meilleurs spectacles en provenance de New York. En 1884, l’adolescent Small commence à travailler au bar du Grand Hotel et attire rapidement l’attention du directeur du Grand Opera House adjacent. Il commence à y travailler en tant qu’ouvreur et gravit rapidement les échelons jusqu’à devenir trésorier. Il est également impliqué dans une opération illégale de bookmaking, prenant des paris sur les courses de chevaux.
La mère d’Ambrose Small meurt en 1887. En 1889, Small se dispute avec le directeur du Grand Opera House, Oliver B. Sheppard, après quoi il part travailler pour le Toronto Opera House, un lieu de représentation de vaudeville et de mélodrame populaire sur les circuits de tournée contrôlés depuis New York et Montréal. Alors que Small apprend les subtilités de l’entreprise et est finalement promu directeur, son père épouse Josephine Kormann, fille du riche baron de la bière Ignatius Kormann.
Small est un homme d’affaires ambitieux et avisé. En quelques années, il a accumulé suffisamment de capital pour acheter l’hypothèque du Grand Opera House. La plupart des sources affirment qu’il finit par renvoyer Sheppard, mais d’autres affirment que Sheppard avait déjà quitté le Grand pour diriger un autre théâtre avant que Small ne prenne le contrôle.
Small se fraye un chemin jusqu’à l’avant-scène de l’industrie théâtrale hautement compétitive de l’Ontario. Il comprend les goûts du public en matière de divertissement et s’adapte facilement au changement. Il s’associe au magnat du théâtre de Détroit, Clark J. Whitney, qui contrôle un important circuit en Ontario. À la mort de Whitney en 1902, Small achète des théâtres à Peterborough, Hamilton, St. Thomas, Kingston et dans d’autres localités de l’Ontario. Il en loue d’autres. Tous dépendent de lui pour réserver des spectacles, car il a pris le contrôle des syndicats new-yorkais. Small dirige un empire de 34 théâtres, dont la moitié se trouve en dehors de l’Ontario. Les vedettes de la scène qui veulent se produire dans ces théâtres doivent traiter avec Small.
Mariage et réputation
En 1902, Ambrose Small épouse Theresa Kormann, la sœur cadette de sa belle-mère. Leurs avoirs financiers combinés rendent le couple très riche. Mais à part leur désir mutuel d’accumuler encore plus de richesses, ils n’ont pas grand-chose en commun. Theresa est une fervente catholique romaine qui s’intéresse beaucoup aux arts et aux œuvres caritatives. Elle parlait souvent de ses nombreux voyages à des associations féminines et pouvait lire en huit langues. Bien qu’ils passent souvent leurs vacances ensemble, Small est un joueur et un coureur de jupons qui préfère les champs de courses aux États-Unis aux vacances de shopping en Europe. Il fait construire une chambre secrète dans le Grand Opera House pour ses ébats avec les choristes, ce dont sa femme est informée. Theresa a même trouvé une liasse de lettres d’amour que la maîtresse de Small lui avait écrites. Les Smalls vivaient dans une opulente demeure du quartier aisé de Rosedale, à Toronto, mais ils faisaient chambre à part. Ils n’ont pas d’enfants.
Small a acquis la réputation d’être impitoyable et sans scrupules. Il aurait aimé trouver des moyens de tromper ses associés. Il insérait dans les contrats commerciaux des clauses qu’il appelait « jokers » et qui lui permettaient d’en tirer un avantage financier. Small était également soupçonné d’utiliser son influence pour « truquer » des courses de chevaux. Son caractère querelleur et ses méthodes sournoises lui valent la haine de tous. Le journaliste torontois Hector Charlesworth, qui connaît personnellement Small, écrit dans son livre More Candid Chronicles (1928) :
« Si j’ai entendu une fois, j’ai entendu une vingtaine de fois les mots sinistres : Quelqu’un aura Amby un jour ».
Le marché à un million de dollars
En 1919, le théâtre est en déclin en raison de la popularité croissante du cinéma. Ambrose Small décide de se retirer de l’industrie. Il conclut un accord pour vendre sa chaîne de théâtres à Trans-Canada Theatres Limited de Montréal pour 1,7 million de dollars. Un million de dollars est payable à la signature de l’acte de vente et le reste sera payé par versements échelonnés.
Le 1er décembre 1919, au cabinet d’avocats Osler, Hoskin and Harcourt, situé dans l’immeuble de la Banque Dominion, rue King, Small, Theresa et l’avocat E.W.M. Flock rencontrent le représentant de Trans-Canada Theatres, William Shaughnessy, pour lui céder les théâtres. Ils reçoivent un chèque d’un million de dollars. Le chèque est déposé à la Banque Dominion le lendemain matin, mais les sources divergent quant à savoir si c’est Theresa qui l’a déposé sur leur compte commun ou Small qui l’a déposé sur son compte personnel.
La chronologie exacte du 2 décembre, jour de la disparition de Small, varie selon les sources. Il aurait fait plusieurs achats coûteux pour sa femme, notamment une Cadillac, des bijoux et un manteau de fourrure. Il a déjeuné avec Flock et Theresa, a accompagné Theresa à un orphelinat voisin où elle faisait du bénévolat, puis est retourné à son bureau au Grand Opera House. Là, il a de nouveau rencontré Flock pour régler quelques affaires. Il invite Flock à dîner, mais ce dernier doit prendre un train pour Londres à 18 h. Flock quitte le bureau à 17 h 30. Il est la dernière personne connue avec certitude à avoir vu Small. Après cela, Ambrose Small a disparu.
Les recherches
Deux semaines s’écoulent avant que des associés d’Ambrose Small ne signalent sa disparition à la police de Toronto. Theresa affirme qu’elle n’a pas signalé sa disparition par crainte d’un scandale. « Je crois que mon Amby est entre les mains d’une femme conceptrice, quelque part, et qu’il reviendra », dit-elle. Elle a néanmoins offert une récompense de 500 dollars pour toute information sur le lieu où il se trouve et a fait distribuer des circulaires à travers le Canada et les États-Unis.
M. Small n’avait pas fait de valises et n’avait pas beaucoup d’argent sur lui. La police n’a trouvé aucune preuve qu’il ait payé son transport ou son hébergement par chèque. La police a fait des recherches dans ses lieux habituels, mais Small n’a été trouvé dans aucun d’entre eux. Elle interroge sa maîtresse, Clara Smith, mais celle-ci affirme ne rien savoir de l’endroit où il se trouve et vivre à Minneapolis au moment de sa disparition. Une histoire selon laquelle il aurait été kidnappé par des gangsters new-yorkais s’est révélée sans fondement.
Lorsque Theresa a augmenté la récompense pour toute information à 50 000 dollars, l’histoire de Small est devenue une sensation internationale. Des rapports sur de prétendues « apparitions » arrivent d’aussi loin que le Mexique. Des voyants autoproclamés proposent leurs services. À New York, les journalistes demandent au visiteur Sir Arthur Conan Doyle, créateur de Sherlock Holmes, s’il va aider la police canadienne à retrouver Small. Les fausses déclarations sont si nombreuses que le procureur général les classe dans un dossier intitulé « lettres de farfelus ». Des rumeurs circulaient selon lesquelles Small se cachait, qu’il errait quelque part avec une amnésie, mais la spéculation qui avait le plus de chances d’être vraie était celle selon laquelle il avait été assassiné et que son corps avait été éliminé.
Les suspects
Le premier suspect principal est James « Jack » Doughty, le secrétaire personnel d’Ambrose Small. Doughty travaillait pour Small depuis des années et s’était souvent plaint de son salaire minuscule. Doughty disparaît peu après Small, avec environ 100 000 dollars d’obligations de la Victoire dans le coffre-fort de Small à la Dominion Bank. La police a appris par des informateurs que Doughty avait parlé de complots visant à kidnapper ou à assassiner Small. Doughty a finalement été arrêté dans l’Oregon et accusé de vol et de complot en vue de l’enlèvement de Small. Il était représenté par Clara Brett Martin, la première femme avocate de l’Empire britannique, ainsi que par un éminent avocat nommé Isidore Hellmuth. Il a été reconnu coupable de vol pour les obligations, bien qu’il ait soutenu qu’il avait une procuration sur le coffre-fort et qu’il avait toujours eu l’intention de les rendre. Les accusations d’enlèvement ont été abandonnées par manque de preuves.
Les sœurs de Small, Gertrude et Florence, pensent que Theresa a conspiré pour le faire assassiner. Elles engagent un détective privé, Patrick Sullivan, qui ne parvient pas à retrouver la trace de Small. Il publie des tabloïds obscènes accusant tout le monde, de l’Église catholique à la police, d’être impliqué dans une opération de dissimulation et se retrouve mêlé à des affaires de diffamation et d’obscénité à la suite de ses allégations publiques. La police creuse les sous-sols du manoir Small et du Grand Opera House, ainsi qu’un ravin à Rosedale, mais ne trouve rien.
Conséquences et héritage
En 1923, la Cour suprême de l’Ontario déclare Ambrose Small officiellement mort et confirme son testament, qui laisse la majeure partie de ses biens à Theresa. Elle meurt en 1935, laissant la majeure partie de ses biens à des organismes de bienfaisance catholiques, bien qu’une grande partie de ces biens soit due à des arriérés d’impôts. La police de Toronto clôt officiellement l’affaire Small en 1960.
Les spéculations sur le sort de Small se sont poursuivies et l’affaire a fait l’objet d’articles de magazines, de livres, de peintures et d’une pièce de théâtre de 2022 au Grand Theatre de London (Ontario), qui fut autrefois l’un des théâtres de Small. Dans Twenty Mortal Murders (1978), l’auteur canadien Orlo Miller soutient que le corps de Small a été incinéré dans la fournaise du Grand Theatre. Dans The Missing Millionaire (2019), la journaliste Katie Daubs propose que la théorie la plus probable soit celle de l’inspecteur Edward Hammond, de la police provinciale de l’Ontario. Hammond, qui était l’un des premiers enquêteurs sur l’affaire, pensait que Doughty avait tué Small et que Theresa l’avait couvert. Le traitement fictionnel le plus notable est celui du roman acclamé de l’auteur canadien Michael Ondaatje, In the Skin of a Lion (Dans la peau d’un lion), paru en 1987. L’affaire Small reste un mystère canadien emblématique.