En Syrie, en 1946, on fit la découverte d’un enfant qui se comportait comme une gazelle. Il avait les chevilles et les genoux anormalement gros et il se déplaçait en faisant des bonds prodigieux. Capturé et confié à une famille, cet enfant totalement sauvage n’arriva jamais à s’adapter à la captivité. Il ne pensait qu’à se sauver. Il pouvait même sauter du premier étage de sa maison avec une facilité qui déconcertait sa famille adoptive. Pour l’empêcher de fuir, on finit par lui couper les tendons d’Achille.
Il y a eu, au cours de l’histoire, plusieurs enfants qui, abandonnés très jeunes dans la nature, ont été recueillis et élevés par une autre espèce animale. Il y a eu des enfants singes, des enfants porcs, des enfants léopards, des enfants ours et plusieurs enfants loups. Tous ces enfants se comportaient comme les animaux qui leur avaient servi de modèles. Ils mangeaient exactement comme eux et, dans les limites de leurs capacités physiques, ils se déplaçaient en imitant leurs gestes.
Le cas le plus illustre est celui des enfants loups Amala et Kamala, découverts en 1920 en Inde par le Dr Singh. Ces deux petites filles, que l’on avait trouvées tapies au fond d’une tanière de loups, avaient d’épaisses callosités aux mains, aux coudes, aux genoux et à la plante des pieds. Après les avoir confiées temporairement à des villageois, le Dr Singh les retrouvera une semaine plus tard amaigries et presque mortes de faim et de soif, abandonnées dans l’enclos où elles avaient été enfermées. Abreuvées de force et nourries à la main pendant quelques jours, elles furent ensuite amenées dans un orphelinat.
Ces enfants se comportaient exactement comme des loups. Elles laissaient pendre leur langue en imitant leur halètement et se déplaçaient penchées en s’appuyant sur les mains. Elles lapaient les liquides et prenaient leur nourriture le visage vers le bas et en position accroupie. Elles avaient un goût exclusif pour la viande et donnaient volontiers la chasse aux poulets ou déterraient les charognes qu’elles trouvaient. Elles mangeaient les entrailles d’abord, à la façon caractéristique des loups, et manifestaient une photophobie (crainte de la lumière) et une nyctalopie (capacité à bien voir la nuit) marquées. Elles restaient dans un état de prostration la journée entière, n’en sortant que la nuit pour essayer en hurlant de s’évader de leur prison. Ces petites filles dormaient très peu, environ quatre heures par jour. Amala et Kamala grondaient lorsqu’on les approchait et faisaient montre d’une forte hostilité envers les humains. Elles étaient toujours sur le qui-vive, hypervigilantes, bougeaient la tête continuellement d’avant en arrière. Elles étaient indifférentes face aux enfants et quelque peu intéressées par les chiots et les chats. Amala est morte un an après sa découverte et Kamala l’a suivie huit ans plus tard.
Le Dr Singh a raconté le cheminement psychologique de Kamala. Au début, la mort de sa soeur la fit sombrer dans une grave dépression. Elle refusait de s’alimenter. Pendant six jours, elle resta tapie dans un coin, ne sortant de sa torpeur que pour chercher partout sa compagne en reniflant la moindre odeur qu’elle aurait pu laisser. Ce n’est que neuf mois plus tard qu’elle devint un peu moins sauvage. Elle acceptait un biscuit de Mme Singh et s’approchait d’elle lorsqu’elle distribuait du lait. Elle se laissait donner des massages très fréquents, pour assouplir son corps et ses articulations, si bien qu’au bout de trois ans elle était tellement attachée à cette femme qu’elle manifestait en son absence des signes de détresse émotive marquée. Elle errait dans le jardin, l’air piteux, en attendant le retour de Mme Singh qu’elle accueillait en bondissant de joie et en se précipitant à sa rencontre.
Après dix mois de séjour au couvent, la motricité de Kamala avait commencé à s’humaniser et elle était capable de tendre la main et de saisir un objet. Après un an, pour la première fois, elle s’était tenue debout toute seule. Quelques années plus tard, elle était en mesure de marcher en station verticale comme les humains. Avec le temps, son comportement s’assouplit et se diversifia et elle devint capable d’accomplir certaines tâches utiles, comme surveiller les bambins de l’orphelinat, nourrir les poules et chasser les corbeaux. Lorsqu’elle mourut, en 1929, elle pouvait parler relativement bien avec un vocabulaire d’une cinquantaine de mots. Curieusement, elle est morte comme sa soeur d’une néphrite (maladie des reins) et d’un œdème généralisé.
François Truffaut, dans son film L’Enfant sauvage, raconte en détail une autre histoire aussi célèbre, celle de Victor de l’Aveyron. Cet enfant, capturé en 1797 nu dans un bois du Tarn, en France, puis mis en tutelle à Paris, avait vécu, contrairement aux deux soeurs loups, dans un isolement radical et total, sans aucun contact intime même avec une autre espèce. Abandonné très jeune dans les bois, il avait dû apprendre à se débrouiller seul pour survivre.
Lorsqu’on l’a découvert, il n’avait aucune notion de langage et s’exprimait par des grognements. Il se regardait dans un miroir sans avoir conscience que c’était lui qu’il voyait. Il était insensible au froid et au chaud et pouvait se rouler nu dans la neige avec beaucoup de plaisir. La flamme d’une bougie sur sa peau le laissait indifférent et il était capable de prendre avec les mains directement dans l’eau bouillante les pommes de terre dont il était friand. Il pouvait même prendre avec la main, malgré une peau très fine, des tisons ardents. Il restait imperturbable lorsqu’un coup de fusil était tiré derrière lui, mais réagissait au bruit d’une noix qu’on écale. Cet enfant était strictement végétarien et ne mangeait que des glands, des tubercules et des châtaignes crues. Il n’aimait que l’eau et n’éprouvait que mépris pour les sucreries, l’alcool et les épices. Il était indifférent à la puanteur. Victor pouvait rester de longs moments assis près d’un petit lac, le regard absent, dans une profonde méditation. La nuit, il sortait pour regarder la lune pendant des heures et, à la moindre occasion, il se sauvait dans les bois environnants. On le retrouvait parfois une semaine plus tard, tout sale, sans habits, les yeux brillants d’une étrange lueur.
Le Dr Jean Itard, interprété dans le film par Truffaut lui-même, un pionnier de l’éducation des enfants déficients, était convaincu que cet enfant n’était pas idiot et que «l’homme n’est pas né mais construit». Il le prit en charge et s’employa, avec la ténacité d’un pit-bull, à le rééduquer et à le civiliser. Il eut des résultats convaincants qui ont contribué à sa réputation, mais, malgré tous ses efforts, cet enfant demeura quand même plus ou moins sauvage et mal socialisé jusqu’à sa mort, en 1848.
Il n’est pas certain que toutes ces histoires d’enfants sauvages soient vraies. En effet, sauf pour celles de Victor de l’Aveyron, de Gaspard Hauser et de quelques autres cas relativement récents, ces histoires sont souvent mal documentées. On peut les croire le fruit d’imaginations fertiles. Mais, même inventées, elles nous permettent d’entrevoir les effets psychologiques que peuvent avoir la capture et la captivité sur les animaux. Chez la plupart des espèces animales, ces effets sont plus difficiles à déterminer, car les bêtes ne s’expriment pas dans notre langage. L’ennui d’un chien, l’agressivité d’un oiseau, la peur d’un reptile, la détresse d’un cheval ou d’un chat passeront souvent inaperçus, même si ces bêtes vivent toutes à des degrés variables un désarroi identique à celui d’Amala, de Kamala, de Victor et des autres. Plus loin dans ce livre, je décrirai en détail à la fois ce langage méconnu et les conséquences de la captivité qui demeurent largement ignorées du grand public.
Le cas de ces enfants démontre aussi très clairement que le développement d’un être comporte une période critique au cours de laquelle on peut exercer une influence durable sur son identité, son caractère et son comportement futurs. La fidélité, le dévouement, l’attachement, l’amour que les animaux domestiqués semblent nous témoigner n’ont pas la noblesse que nous leur attribuons par anthropomorphisme (tendance à attribuer aux animaux des sentiments, des pensées et des besoins humains). Ces sentiments ne sont que le résultat de l’exploitation d’un mécanisme biologique présent chez tous les animaux, y compris l’être humain, comme en font foi les histoires d’enfants sauvages. Au début de l’évolution, nous avons profité inconsciemment de ce mécanisme, puis, plus tard, en pratiquant un eugénisme impitoyable.