Depuis décembre 1899 où il a été édifié sur l’île rocheuse de Eilean Mor, au large des côtes écossaises, le phare a semblé maudit.Dans l’année qui a suivi sa mise en service, trois gardiens ont péri, un quatrième a fait une chute mortelle et plusieurs sont devenus fous.Puis, le 15 décembre 1900, le phare s’est éteint.
Aucune explication ne nous donnera la raison de la disparition de trois gardiens du phare d’Eilean Mor, sur les îles Flannan, au large de la côte ouest de l’ Ecosse.
Ces roches désolées sont situées sur l’avancée extrême des îles Britanniques. La terre la plus proche est l’île de Lewis, dans les Outer Hebrides, à 20 milles dans l’est ; et à l’ouest, c’est l’Atlantique jusqu’en Amérique du Nord. Ces îles sont petites ; la plus grande, Eilean Mor, n’a que 150 mètres de long. Elles ont la réputation d’être hantées ; bien que les paysans des Hébrides y ménent parfois leurs moutons paître leur belle herbe grasse, pour rien au monde ils n’y passeraient la nuit eux-mêmes. Quatres marins retraités s’occupaient du phare ; ils travaillaient par équipes de trois. Ils passaient chacun six semaines sur l’île, suivies de deux semaines de repos à tour de rôle. Tous les quinzes jours, le navire ravitailleur Hesperus apportait le courrier et les vivres, débarquait un des gardiens rentrant de congé et repartait avec un autre prenant son congé de deux semaines.
Le 6 décembre 1900, c’était au tour de Joseph Moore d’être relevé. Quand le patron de l’Hesperus lui demanda s’il était content de venir à terre pour quinze jours, il répondit « oui », et ajouta, le regard tourné vers la petite île qui disparaissait au loin : « C’est un peu solitaire parfois ».
Le phare était vieux d’un an exactement. Moore et les autres – Thomas Marshall, James Ducat et Donald MacArthur – y avaient passé un long hiver. Aucun d’eux n’avait envie de recommencer. Dans leur logement, il étaient à l’abri des vents de tempête ; mais pour tuer le temps, ils n’avaient d’autre distraction que de lire et de relire livres et journaux, de jouer aux échecs et de contempler la mer grise toujours agitée. Moore avait remarqué que les quatres hommes se parlaient de moins en moins. La jovialité naturelle du marin avait cédé la place à de longues périodes ou chacun restait dans son coin.
Le 21 décembre, Joseph Moore embarqua sur l’Hesperus pour revenir à Eilean Mor. Le temps, qui avait été très calme, changea et une tempête s’éleva quand le bateau eut quitté le port. Pendant trois jours l’Herperus croisa au large des Hébrides, et c’est seulement le 24 qu’il put approcher des îles Flannan. Moore fut très alarmé de constater que la lampe de 140 000 bougies du phare était éteinte ; mais si impatient qu’il fût de débarquer et de voir ce qui n’allait pas, il fallut encore attendre deux jours avant que l’Hesperus pût s’approcher en sécurité du quai est de l’île.
Rien n’avait été préparé pour leur arrivée ; sur la jetée, ils ne virent ni caisses d’emballage vides, ni câbles pour l’amarrage. Leurs coups de sirène de brume répétés ne firent sortir personne du phare. Une embarcation fut mise à l’eau, et Joseph Moore débarqua. Le portail d’entrée et la porte principale du phare étaient fermés ; Moore entra et appela. Pas de réponse ; tout était froid et vide, et, sur une étagère, la pendule était arrêtée. Moore eut peur de trouver les gardiens morts dans la tour du phare, et revint à la jetée demander de l’aide. Deux hommes montèrent avec lui ; il n’y avait aucun signe de vie. Le phare était absolument vide, mais tout était rangé et en ordre. Les mèches des lampes avaient été nettoyées et ébarbées, et les lampes remplies de pétrole étaient prêtes à être allumées. La dernière inscription sur le registre était du 15 décembre. Il n’y avait qu’une seule chose inhabituelle : deux des trois cirés et paires de bottes des hommes manquaient.
Les marins de l’Hesperus fouillèrent l’île. Ils ne trouvèrent aucune trace des absents, mais découvrirent certains indices qui firent croire tout d’abord que le mystère était éclairci. Le quai ouest avait été très endommagé par l’ouragan. Sur une plateforme de béton située à 20 mètres de hauteur, il y avait une grue sur laquelle pendaient des filins. Ces filins étaient d’habitude rangés dans un coffre placé dans un renfoncement à 30 mètres au-dessus du niveau de la mer. Une tempête fantastique, avec des vagues de plus de 30 mètres, aurait-elle assailli l’île et emporté le coffre, faisant tomber les filins sur la grue ? Avait-elle aussi emporté les trois hommes ? C’était peu vraisemblable, car de telles vagues géantes sont extrêmement rares. En outre, des gardiens de phare expérimentés n’auraient pas été assez fous pour s’aventurer sur une jetée pendant une tempête, et s’ils l’avaient fait, les trois cirés, et non deux, auraient été absents.
Pendant ce temps, Moore examinait le journal de bord, en compagnie du commandant de l’Hesperus. C’est Thomas Marshall qui avait tenu le journal, et de ses brèves phrases surgissait la vision d’une terreur sans nom qui avait envahi les hommes sur leur rocher isolé. Voici ce que lut Moore :
« 12 décembre. Coup de vent du nord quart nord-ouest. Mer démontée. Isolés par la tempête. 21 heures. Jamais vu un tel ouragan. Vagues très hautes, se brisant sur le phare. Tout est en ordre. Ducat irritable. »
Moore et le commandant se regardèrent. Le 20 décembre aucune tempête n’avait été signalée à Lewis, à 20 milles de là. La remarque sur Ducat était également anormale.
La suite avait été écrite à minuit le même jour :
» La tempête fait toujours rage. Le vent ne mollit pas. Isolés ; ne pouvons sortir. Un navire passe en actionnant sa sirène de brume. Je peux voir les lumières des cabines. Ducat tranquille. Mc Arthur pleure. »
De nouveau, Moore et le commandant se regardèrent. A quelle extrémité en était arrivé le marin aguerri Donald McArthur pour pleurer ? Ils reprirent leur lecture.
« 13 décembre. L’ouragan a continué toute la nuit. Le vent hale l’ouest quart nord-ouest. Ducat tranquille. McArthur prie. »
Hier McArthur pleurait ; aujourd’hui il priait.
« Midi. Le jour est gris. Moi, Ducat et MacArthur avons prié. »
Lorsque Moore fut appelé à déposer devant la commission désignée pour enquêter sur cette disparition, il déclara n’avoir jamais vu un de ses camarades prier. Ce ne pouvait être dû à leur peur de l’ouragan, car ils avaient tous affronté des tempètes au cours de leurs longues années de navigation.
Sur le journal restait cette dernière phrase :
« 15 décembre. 13 heures. Tempête terminée. Mer calme. Nous sommes dans la main de dieu. »
Rien n’avait été inscrit le 14 décembre. Pourquoi ? On ne le saura sans doute jamais ; de même, ce qui s’est passé ensuite demeure un mystère. L’enquête dévoila que, dans la nuit du 15 décembre, le vapeur Archer avait manqué se mettre au sec sur les rochers d’Eilean Mor, parce que le phare était éteint. On peut penser qu’à ce moment les trois hommes avaient disparu.
Un tempête bizarre, non ressentie ailleurs, aurait-elle déferlé sur l’île ? Ducat et McArthur seraient-ils allés au quai ouest et auraient-ils été enlevés par une lame ? Il paraît plus vraisemblable que les hommes soient sortis par temps calme, une fois l’ouragan passé, pour tout inspecter, d’autant que la dernière phrase de Marshall sur le journal annonce la fin de la tempête. Mais personne ne peut dire ce qui est arrivé ensuite. Selon une supposition largement admise, l’un des trois hommes devint fou, tua ses deux camarades et se suicida. Tous les marteaux, tous les couteaux et toutes les haches étaient demeurés à leur place. Mais l’attaquant s’était peut-être servi d’une pierre comme arme ; il aurait alors précipité à la mer les corps des autres, puis se serait lui-même jeté à l’eau.
Un des hommes a-t-il été saisi d’une folie religieuse ? A t-il eu des visions comme, dit-on, saint Flannan, autrefois ermite de l’île, qui vit dieu ? Le furieux ouragan mentionné dans le journal de bord n’aurait-il existé que dans son esprit ? Après tout, les dégâts du quai avaient pu être causés par la tempête qui avait retardé l’Herperus, après ces évenements mystérieux. Quoi qu’il soit arrivé au cours de ces jours et nuits terribles, les rochers d’Eilean Mor en ont gardé le secret.