Sur l’une des grandes avenues (avenue de l’hippodrome) de Lambersart, glissée en retrait des arbres qui bordent la route, une petite maison de briques pâles, volets marrons toujours fermés, donne l’impression d’avoir été abandonnée. La pelouse du jardin n’est plus tondue depuis des années, et il semble que les automobilistes hésitent à stationner leur véhicule devant la façade triste. Une rumeur circule dans la ville : la maison serait hantée.
A voir le bâtiment modeste situé au cœur d’un quartier très fréquenté, sans prétention architecturale, on a du mal à écouter les récits des voisins sans sourire. La maison daterait d’une vingtaine d’années. Elle aurait abrité des familles heureuses. Toutes seraient parties après y avoir habité moins d’un an, et dans des circonstances tragiques. Maladies, accidents, faillites et décès auraient frappé sans pitié et sans relâche, jusqu’à ce que la maison retrouve sa solitude.
Certaines maisons sont-elles maléfiques ? A en croire la rumeur lambersartoise, celle-ci, en tout cas, n’aurait pas envie d’être habitée, et serait prête à prendre toutes les mesures nécessaires pour se débarrasser des importuns. On pense plus volontiers à un malheureux concours de circonstances, amplifié année après année par la circulation de l’histoire, de bouche à oreille, de voisin à ami. Les histoires, une fois racontées, vous échappent.
Il y a quelques mois, la famille M., qui connaissait très peu la région, s’est installée dans la maison sans rien connaître de son passé trouble. Marine et Sébastien, heureux parents d’une petite Émilie de onze mois, ont fait repeindre les volets – qu’ils trouvaient ” lugubres ” – et ont réaménagé l’intérieur de la maison. A leur grande surprise, les cloisons qui séparaient les pièces ont révélé un réduit sombre dissimulé entre la cuisine et le couloir, indécelable à l’œil nu. Un grand coffre de bois noir était enfermé dans la petite pièce, couvert de vieilles tapisseries poussiéreuses.
Malgré toutes leurs tentatives, Marine et Sébastien n’ont pas réussi à ouvrir le coffre. La serrure complexe et épaisse a bien fini par céder, mais lorsque le couvercle s’est soulevé, il a révélé une deuxième épaisseur protectrice, métallique, qui expliquait le poids considérable de l’objet. Le jeune couple a relégué le coffre dans la cave de la maison, éprouvant une certaine réticence à l’idée de le jeter sans jamais percer son secret. Pendant quelques semaines, tout s’est très bien passé.
Un mois exactement après l’emménagement des nouveaux occupants de la maison, un premier événement troublant s’est produit. Toutes les abat-jour de la maison ont été retrouvés penchés sur le pied de leur lampe respective. Quels que soient les efforts mis en œuvre pour les redresser, les abat-jour (au nombre de quatre), retombaient systématiquement dans leur position bancale en moins de dix minutes. La famille M., rationnelle avant tout, a décidé de remplacer les lampes, qu’elle possédait depuis déjà plusieurs années et qui avaient sans doute été abîmées lors du déménagement.
Quelques jours plus tard, c’est la petite Émilie qui s’est trouvée au cœur d’un phénomène inexplicable. Alors qu’elle jouait sur l’épais tapis rouge du séjour, l’enfant s’est mise à pousser des hurlements qui ont alerté sa mère, qui préparait le repas dans la cuisine. Lorsque Marine s’est précipitée dans la salle de séjour, elle a vu sa petite fille allongée au milieu d’une horde de serpents, secouée de convulsions. Le temps de cligner des yeux, et elle s’est rendu compte de son erreur : l’enfant gisait sur le dos, agitant les bras dans tous les sens, terrifiée par le reptile en peluche qui s’était enroulé autour de ses épaules. L’enfant, comme sa mère, en ont été quittes pour une grosse frayeur.
Dès le lendemain, des bruits de coups résonnaient dans la maison, tandis que les assiettes se jetaient d’elles-mêmes sur le sol. Un cas typique de poltergeist, que le couple prit très au sérieux sans se sentir réellement menacé. Sébastien, ingénieur, s’était beaucoup intéressé à ce type de manifestations au cours de ses études, et pensait qu’il s’agissait vraisemblablement d’un problème magnétique ou de la présence, sous la maison, d’une substance radioactive en quantité plus importante que la moyenne.
Comme il était à l’évidence impossible de raser la maison pour pousser plus loin l’investigation, il se contenta de prendre une série de mesures dans le jardin et dans la cave. A sa grande surprise, une très forte activité électromagnétique semblait émaner du vieux coffre de métal noir qu’ils avaient trouvé en emménageant.
Pour protéger Émilie, qui multipliait les crises de nerfs et les étouffements, Marine et Sébastien la confièrent à des amis tandis qu’ils employaient la méthode forte pour ouvrir le coffre. Après avoir manipulé la perceuse, le pied de biche et le chalumeau, Sébastien finit par entendre un mécanisme céder sous ses coups, et parvint à ouvrir le coffre. L’objet, qui mesurait environ un mètre de long sur soixante centimètres de large, haut d’une quarantaine de centimètres, contenait un squelette difforme, étrange créature qui n’avait que vaguement forme humaine. Le crâne était presque parfaitement rond. Sur l’os noir de la mâchoire, des dents pointues s’alignaient avec régularité. On ne notait pas trace d’une cavité nasale, ni de fosses oculaires. A l’évidence, la créature dont les M. venaient de trouver les restes sinistres n’avait eu ni yeux, ni nez. L’espace vide entre le crâne et la mâchoire signalait une bouche anormalement grande. Le reste du squelette complétait le tableau. Une épine dorsale aux vertèbres soudées, un bassin large et épais, des jambes anormalement longues, aux os fragiles et minces, des pieds et des mains douloureusement tordus, terminés par des griffes noires acérées. Sébastien et Marine échangèrent un regard atterré au dessus du cercueil ouvert. Car il s’agissait d’un cercueil de cela ils n’avaient aucun doute. A côté de la créature reposaient des pétales de fleurs séchés et une enveloppe close. Ils n’hésitèrent pas longtemps à ouvrir celle-ci. Passé un certain degré d’horreur, rien ne pouvait encore amplifier leur malaise.
La lettre contenue dans l’enveloppe était difficile à lire, tachée, et effacée par le temps. Ils la déchiffrèrent à grand peine.
26 juin 1982
Au revoir, petite chose. J’espère que tu ne m’en veux pas, du Paradis où tu es, de m’être donné le droit de ne pas te laisser vivre. Ça n’aurait pas été possible, petite chose. Tu sais que ce n’était pas possible. Maintenant que tu es parti, tu n’auras plus jamais faim, plus jamais faim comme ça (” comme ça ” était souligné deux fois). Je sais que tu ne voulais pas, que c’était juste parce que tu avais faim, que tu ne comprenais pas. Personne ne peut t’en vouloir, mais ça ne pouvait pas continuer, petite chose, ça ne pouvait pas : tu aurais eu faim toujours, toujours plus faim, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à manger. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne. Je te laisse la maison. Je vais cacher ta boîte entre deux murs, et tu seras toujours chez toi, invisible et tranquille. Au revoir, petite chose. Ne m’en veux pas trop.
Ta maman.
Sébastien et Marine ne prirent pas le temps de réfléchir. Ils creusèrent un trou profond dans le jardin, et y enterrèrent le coffre, dans lequel ils laissèrent la lettre au cas où quelqu’un les soupçonnerait d’être responsables du meurtre. Ils firent leurs valises, confièrent le reste à une société de déménagement, et s’installèrent à l’hôtel le temps de trouver une nouvelle maison.
Depuis leur départ, les volets sont fermés. Plus aucune voiture ne se gare devant la maison. Les M. ont conseillé à l’agent immobilier de proposer au propriétaire de faire raser la maison. L’agent a eu un demi-sourire compréhensif.
Vous savez, ces vieilles histoires… les gens se montent la tète pour peu de choses.
Marine et Sébastien ont échangé un regard noir, et sont partis sans un mot.
Personne n’a loué la maison après eux.
Source : http://www1.nordnet.fr/fdi/consult.php?letter_id=151&art_id=14