Quelque part dans les montagnes rocheuses (C.-B.), été 1924
L’homme s’arrête un instant pour reprendre son souffle. Depuis combien de temps courre-t-il ainsi ? Une heure, deux, peut-être trois ? Autour de lui, la forêt est toujours aussi menaçante… inconnue. Peu importe là où il regarde, il n’y a que ces arbres qui se dressent à l’infini : des géants qui donnent au paysage des allures dantesques. En d’autres circonstances l’homme aurait sans doute apprécié cette nature sauvage, mais l’heure n’est pas à la contemplation. Il sait qu’il doit se remettre en route ; qu’il doit reprendre sa course. D’un élan, il se redresse. À travers les branches, il cherche le soleil. Il jauge sa position. « L’Ouest… fuir vers l’Ouest c’est ma seule chance », se dit-il. Malgré ses poumons en feu et son cœur qui bat la chamade, il se lance en avant. Il courre, enjambe les obstacles, sa fuite est son unique préoccupation. Tant bien que mal, il essaie de déjouer ce terrain très accidenté d’où jaillissent des racines et des rochers aux arrêtes tranchantes. Il trébuche, roule sur le tapis d’humus. Pendant un instant, il reste là, étendu. Il écoute. La forêt est silencieuse. Et c’est justement ce silence qui l’inquiète. Il n’y a pas une seconde à perdre. Il se relève et reprend sa course. Il n’est plus vraiment un homme, mais un automate animé par la peur. « Fuir… fuir », comme une litanie ces mots se succèdent dans son esprit. Puis, à la sortie d’un groupe de séquoias, il se retrouve au pied d’une crique. « La providence », pense-t-il. Sans ralentir, il marche en aval sur une centaine de mètres, bifurque vers la forêt, puis revient sur ses pas à reculons en prenant soin de replacer ses pieds dans ses propres empreintes. Satisfait, il entre dans l’eau jusqu’à mi-cuisse et se met à courir en amont. Bien sûr, l’eau ralentit sa fuite et l’entrave. À deux ou trois reprises il chute et disparaît sous les eaux glacées. Le faible courant l’emporte sur quelques mètres, mais il ne se laisse pas ralentir. La crique fait bientôt un crochet et l’homme en profite pour regagner l’autre rive où il s’enfonce de nouveau dans la forêt. Ses vêtements mouillés lui collent à la peau et limitent ses mouvements. Il a froid… mais il doit encore courir, fuir. Enfin, la forêt se fait moins dense et l’homme débouche sur un promontoire rocheux. Celui-ci domine une gorge en pente douce. Tout en bas, sur le bord d’une rivière, l’homme y distingue même des cabanes de rondins. « Sans doute, un chantier d’abattage », pense-t-il. L’espoir renaît. Sans entendre, il entreprend sa descente. Derrière lui, dans la forêt, un cri s’élève : une sorte de hurlement gutturale qui ne ressemble à rien de connu, ni homme ni animal. Pourtant, le fuyard ne se retourne même pas.
À l’été de 1924, Albert Ostman (31 ans), un canadien d’origine suédoise, entreprend de se rendre dans les montagnes côtières de Toba Inlet (C.B.) pour y faire de la prospection minière. L’endroit est réputé pour ses gisements aurifères. Ostman gagne donc la ville de Lund où il engage un vieux guide amérindien pour le conduire en canoë jusqu’à l’embouchure de Toba Inlet. Alors que les deux hommes pagaient à travers le détroit de Johnston, l’autochtone se plait à raconter quelques légendes locales, dont l’une concernant la disparition de prospecteurs, peut-être assassinés ou dévorés par un sasquatch, l’abominable homme des bois d’Amérique. Ostman, qui entend pour la première fois parler de ces êtres fabuleux mi-homme mi-animal, refuse de croire que de telles créatures puissent exister. Mais son guide insiste. Son grand-père aurait déjà vu des empreintes de sasquatch, longues de 60 cm, et au village un Ancien jure avoir vu un sasquatch haut de 2,5 mètres. Ostman reste sceptique. Pour lui, ces « monstres » ne sont que des légendes.
En fin d’après-midi, les hommes accostent près de Power River. L’Amérindien aide son passager à installer un camp pour la nuit et promet de venir le reprendre dans trois semaines, au même endroit. Albert Ostman se retrouve seul. Il n’a pour tout équipement qu’un sac de couchage, quelques denrées et une carabine de calibre 30-30. Il compte surtout s’en remettre à la nature pour assurer sa subsistance.
Les premiers jours se passent sans incident. Ostman s’enfonce de plus en plus dans la forêt. Puis, un matin, en sortant de son sac de couchage, le prospecteur remarque que durant la nuit, un animal — un porc-épic croit-il — est venu fouiller dans ses affaires : son sac a dos est renversé et plusieurs denrées ont été « inspectées ». Le lendemain matin, même scénario : mais cette fois un paquet de prunes et un sac de farine ont disparus. Ostman est bien décidé à surprendre ce chapardeur nocturne. Le soir venu, il se glisse dans son sac de couchage en plaçant ses chaussures tout au fond — pour éviter que celles-ci ne soient rongées par les porcs-épics — et garde sa carabine contre lui. Les heures passent… silencieuses. Soudain, Ostman est brutalement réveillé. « Quelque chose » vient de s’emparer de son sac. Il est soulevé du sol et jeté au travers de ce qu’il croit d’abord être un cheval. Enfermé dans son sac, le prospecteur est incapable de bouger. Ses chaussures lui meurtrissent le bas du dos et sa position l’empêche de rejoindre son couteau, derrière lui. Il est transporté comme un vulgaire sac de pommes de terre.
Pendant des heures, Ostman est trimballé de la sorte. Parfois, on le dépose sur le sol, on le traîne et on le soulève de nouveau. Dans son cocon de duvet, le prospecteur réalise peu à peu que son ravisseur ne peut être que l’un de ces mystérieux sasquatchs dont lui a parlé son guide amérindien. Finalement, on le dépose une dernière fois. Durant de longues minutes Ostman reste là, sans bouger. Il est ankylosé et une crampe lui paralyse la jambe gauche. Enfin, il se risque à sortir. Dehors, il fait encore nuit. Sans réellement les voir, il devine la présence toute proche d’une ou de plusieurs créatures. Il sent qu’on l’observe.
Au fur et à mesure qu’apparaissent les premières lueurs de l’aube, Ostman peut mieux détailler son « environnent ». Il se trouve au milieu d’une vaste cuvette naturelle de 5 km2 entourée de hautes montagnes. La seule voie d’accès semble être un étroit défilé en forme de « V » qui s’ouvre du côté sud-ouest. Mais ce ne sont pas ces détails qui retiennent pour l’instant son attention, mais plutôt la présence de quatre créatures simiesques qui se tiennent à quelques dizaines de mètres. Il y a là deux adultes, mâle et femelle, et deux « jeunes », également des deux sexes. « Une famille », pense aussitôt Ostman. Les adultes sont de très fortes statures : 2,5 mètres pour la femelle et près de 3 mètres pour le mâle. Les « jeunes » sont plus petits : entre 1,80 mètre et 2,10 mètres. Ils ont le corps couvert de longs poils bruns-roux, sauf le visage, la paume de leurs mains et la plante de leurs pieds. Les créatures observent et échangent entre elles en utilisant quelques sons primaires. Le mâle adulte — « le père », suppose Ostman — se tient légèrement en avant alors que les autres se cachent derrière des buissons, comme si elles étaient effrayées par la présence du prospecteur. Ostman note également que son sac à dos — contenant toutes ses denrées — a été déposé près lui. Il comprend alors qu’il est prisonnier… prisonnier d’une famille de sasquatch !
Les yeux rivés sur le grand mâle, Ostman ramasse ses effets et s’éloigne sans jamais tourner le dos à son ravisseur. Il se rend près de la paroi ouest où se dressent deux grands cyprès et où coule une petite source. Là, il fait l’inventaire de ses maigres ressources : un peu de lait en poudre, du café, quelques boîtes de conserve, des allumettes, une boîte de tabac à priser et une poignée de cartouches. Sa situation est définitivement peu reluisante.
Le premier jour, Ostman le passe à détailler ses « hôtes ». Ceux-ci vivent dans une espèce de niche naturelle située du côté est de la vallée. Ils dorment sur des paillasses faites de mousse et se nourrissent de racines et de végétaux. Mis à part le grand mâle — toujours aux aguets — les autres créatures semblent plutôt farouches. Elles n’observent les allées et venues du prospecteur que de loin et en demeurant constamment à l’abri derrières des buissons ou des rochers.
Le deuxième jour, Ostman tente une « évasion ». Il s’approche du défilé — seule voie d’entrée dans la vallée — puis essaie de s’y glisser en courant. Aussitôt le gros mâle sort de sa retraite en lançant des « Soka, soka ». Ostman a beau ne pas parler le « dialecte » sasquatch, il comprend vite qu’il vaut mieux battre en retraite.
Au cours des jours qui suivent, le prospecteur tente de gagner la confiance de ses hôtes. Il remarque que les « jeunes » semblent moins farouches. Ils s’approchent de plus en plus, suffisamment pour que Ostman puisse faire rouler dans leur direction des boîtes de conserve vides qu’ils s’empressent de ramasser et de ramener dans leur tanière. Mais sa situation reste précaire : ses vivres fondent comme neige au soleil. Il lui faut trouver un moyen d’échapper à la vigilance du grand mâle qui l’épie sans cesse.
Au septième jour — ou est-ce le huitième ? Il ne les compte plus — Ostman se prépare un pot de café. Attirés par l’odeur, les deux mâles — le père et le fils ? — s’approchent et s’assoient à moins de trois mètres. Le prospecteur essaie de les intéresser à son petit déjeuner, mais sans succès. Puis, il sort son tabac à priser et s’en envoie deux pincées dans les narines. Cette fois, il a plus de chance. Le grand mâle se lève, lui arrache des mains sa tabatière et en avale tout le contenu. Moins de dix minutes plus tard, le sasquatch se met à vomir et se roule par terre. Ostman comprend que c’est le moment ou jamais. En moins de deux, il ramasse son sac à dos et sa carabine et s’enfuit à toutes jambes vers l’entrée du défilé. Alors qu’il n’est plus qu’à quelques mètres, la femelle adulte sort de sa cachette et tente de lui barrer la route. Ostman épaule aussitôt sa carabine et fait feu juste au-dessus de sa tête. La « mère » — qui entend probablement pour la première fois le bruit d’une arme à feu — tourne les talons et court se mettre à l’abri. Le prospecteur se glisse enfin dans le défilé qui le conduit dans un canyon étroit. Là il localise un promontoire d’où il peut voir les environs. Au-delà des cimes montagneuses, Ostman croit reconnaître le mont Baker. Si son évaluation est exacte, il doit se trouver à quelque 70 km de Toba Inlet.
Pendant deux jours, il va fuir par delà les forêts et les montages. Si parfois il ralentit l’allure pour reprendre son souffle, à d’autres moments il courre à perdre haleine, persuadé que les sasquatchs sont à ses trousses. Finalement, sa fuite le conduit jusqu’à un chantier d’abattage où il est accueilli par les ouvriers. Ostman ne leur dira rien de son enlèvement de peur qu’ils le prennent pour un cinglé. Il leur explique qu’il est simplement un prospecteur qui s’est égaré dans les bois. Après s’être reposé et restauré, il est conduit à un autre camp, à Sechelt Inlet, où il s’embarque sur un traversier à destination de Vancouver. Pour Albert Ostman c’est la fin d’une aventure dont il ne reparlera qu’en 1957, au lendemain de la publication de toute une série d’articles sur l’existence du sasquatch, cette mystérieuse créature simiesque qui hanterait les forêts de la Colombie-Britannique.
Albert Ostman a-t-il réellement vécu plusieurs jours parmi les sasquatchs ? Son histoire est loin de faire l’unanimité. Par certains détails — notamment en ce qui concerne l’anatomie des créatures — son récit paraît tout à fait crédible. En revanche d’autres éléments soulèvent des doutes sérieux. Ostman attribue à ces créatures des habiletés sociales et un langage primitif que l’on ne retrouve pas dans les autres récits de rencontres avec des sasquatchs. Dans sa fuite, le prospecteur affirme qu’il a retrouvé sa route en localisant le sommet du mont Baker. Or, de l’intérieur des terres, là où il se trouvait, il lui aurait été impossible de voir le mont Baker.
Jusqu’à sa mort, en 1969, Albert Ostman maintiendra toujours son histoire. Il signera même une déclaration sous serment à cet effet.
Si Albert Ostman a dit vrai son histoire est sans contredit la plus extraordinaire rencontre du genre. Une histoire fantastique « au pays des géants ».