Le 23 mai 1901, un commissaire de police forçait la porte d’une maison bourgeoise de Poitiers et découvrait dans une chambre obscure aux volets cadenassés une femme couchée sur un lit au milieu d’immondices. Aussitôt une rumeur parcourt la ville : la malheureuse, Blanche Monnier, aurait été séquestrée par sa famille depuis vingt-cinq ans, à la suite d’un amour contrarié. La presse nationale s’empare du fait divers, et L’Illustration n’hésite pas à publier une photo monstrueuse, où l’on voit une créature décharnée.
Ainsi commence l’affaire de la « séquestrée de Poitiers ». Elle suscite un grand émoi dans la France du début du XXème siècle, car Blanche Monnier est la fille d’un ancien doyen de la Faculté des lettres de la vieille cité provinciale et la soeur d’un notable clérical et bien-pensant, qui a été sous-préfet au temps de l’Ordre moral.
André Gide s’est inspiré de ce fait divers pour dénoncer l’atmosphère étouffante des familles de la bourgeoisie. Mais la malheureuse était-elle vraiment séquestrée ? L’affaire se révéla bien plus compliquée au cours du procès de son frère Marcel.
Née à Poitiers en 1849, Blanche eut une enfance heureuse aux côtés de son frère Marcel. Après de courtes études à l’Union chrétienne, elle eut des crises de mysticisme et voulut devenir religieuse. Recherchant la solitude, elle devint anorexique. Sa réclusion était volontaire et il n’y eut jamais de séquestration. A la suite d’une fièvre pernicieuse, vers sa vingt-troisième année, elle sombra dans la folie et resta désormais confinée dans sa chambre. Quand elle fut découverte, elle était dans un état de saleté repoussante, ne pesait plus que 25 kilos 400 et sa chevelure noire lui tombait entre les cuisses. Blanche fut transportée à l’Hôtel-Dieu de Poitiers où elle fut tondue. Soignée pendant un an, elle se rétablit physiquement mais ne recouvra jamais la raison.
Le journal satirique, L’Assiette au beurre, publia un dessin dans son numéro du 20 septembre 1902, imaginant la rencontre entre Blanche Monnier et Latude, le célèbre prisonnier de La Bastille sous le règne de Louis XV. Sur le dessin, tous les deux sont réduis à l’état de squelette vivant. Blanche, vêtue de sa chevelure noire, tient dans sa main droite un boulet avec les lettres RF, pour République Française. Devant elle, Latude, sous les traits d’un vieillard avec une longue barbe blanche et des cheveux tombant presque jusqu’à terre, a les pieds entravés par une chaîne traînant un boulet orné d’une fleur de lis pour symboliser l’Ancien Régime. La légende fait dire à Latude : Pour une femme, c’est pas mal… Mais, vous, du moins, vous viviez dans une famille à cheval sur l’estime.
La Famille
Charles-Emile Monnier est né à Amiens en 1820. Professeur de rhéthorique au Lycée de Poitiers, il obtint une chaire à la Faculté des Lettres puis en fut le doyen de 1875 à 1879. C’était un universitaire dans l’âme attaché à ses devoirs d’enseignant, mais aussi un homme bon et faible, dominé par sa femme et désespéré par la maladie de sa fille. Il mourut à Poitiers en 1882.
La mère
Louise-Léonide Demarconnay, fille d’un agent de change, est née à Poitiers en 1825. Elle épousa Charles-Emile Monnier en 1847. D’après les témoignages qui ont été recueillis sur elle, elle était peu intelligente, très nerveuse, acariâtre et d’une avarice sordide. Elle ignorait l’hygiène et, selon une domestique, portait toujours sur elle la même robe très sale. En conflit permanent avec sa fille, elle laissa ses bonnes s’occuper d’elle. Au début du mois d’avril 1901, la veuve Monnier tomba malade et il arriva un moment où Blanche fut laissée à l’abandon. La vieille dame fut arrêtée le 24 mai et conduite à la prison de la Visitation. Elle mourut quinze jours après le 8 juin 1901.
Le frère
Né en 1848, Marcel Monnier a suivi des études à la Faculté de droit de Poitiers. Après avoir obtenu en 1872 le titre de docteur en droit, il débuta l’année suivante dans l’administration comme conseiller de préfecture à Mont-de-Marsan. Il y épousa en 1874 une demoiselle de la noblesse espagnole et de leur mariage est née une fille : Marie-Dolorès. Monnier fut ensuite nommé sous-préfet de Puget-Théniers (Alpes-Maritimes) mais fut révoqué après la crise du 16 mai 1877 mettant fin à l’Ordre moral. Revenu à Poitiers, il vint habiter dans une maison située en face de celle de sa mère appartenant à cette dernière, rue de la Visitation. C’était un solitaire doux et conciliant, rempli de manies. Les témoins abondent pour le dépeindre « aussi myope au moral qu’au physique » et « d’une naïvetée invraisemblable ». Il était en outre dépourvu d’odorat et avait des tendances coprophiles, c’est-à-dire un attrait pathologique pour les excréments.
Monnier fut aussi arrêté après la découverte de l’affaire et, l’action publique étant éteinte à l’égard de sa mère à la suite de son décès, il répondit seul devant la justice. Accusé tout d’abord d’avoir participé à la séquestration, il fut poursuivi devant le Tribunal correctionnel de Poitiers pour complicité de violences et voies de fait en aidant sa mère dans la consommation du délit. Le procès commença le 7 octobre 1901 et Monnier fut condamné par jugement du 11 octobre à quinze mois de prison. Il fit aussitôt appel et la Chambre correctionnelle de la Cour d’appel de Poitiers, dans son arrêt du 20 novembre 1901, l’acquitta au motif qu’on « ne saurait comprendre un délit de violences ou voies de fait sans violences ».
André Gide a décrit ce portrait de Monnier fait par Victor Merken (La Vie Illustrée, n°138, 7 juin 1901) :
« Une photographie nous le montre coiffé d’un chapeau de feutre dur, demi haut-de-forme et à bords assez larges.
Il a la tête enfoncée dans les épaules, on ne peut voir son col mais seulement un petit noeud noir tout droit. Les
plis qui vont des commissures des lèvres aux ailes du nez sont profondément marqués. Des moustaches tombantes, très fournies, rejoignent d’épais favoris tombant plus bas sur le menton très large et rasé. Il porte un pince-nez. Son regard de myope est étrangement oblique et voilé ».
En réalité, cette photographie a été largement retouchée. Les cernes autour des yeux et les plis du visage ont été accentués. La moustache et les favoris sont épaissis; même le chapeau semble avoir été rajouté de manière à donner l’impression d’un homme gros et lourd avec un regard sombre et inexpressif. Il suffit de comparer le portrait avec le croquis ci-contre fait au cours du procès pour se convaincre du peu de ressemblance.
Un journaliste du Temps a fait une description qui semble plus conforme :
Marcel Monnier est un homme plutôt petit, maigre et sec, dont les membres grêles flottent dans des vêtemnt trop larges. Avec sa tête pointue au sommet du crâne luisant, sa barbe châtain, divisée par quelques poils blancs, ses pommettes saillantes, son nez crochu surmonté d’un pince-nez à gros verres, son profil coupant, son air légèrement effaré, il fait tout à fait l’effet d’une sorte d’oiseau de nuit brusquement traîné à la lumière.
Les bonnes
Blanche Monnier fut longtemps soignée par une bonne, Marie Poinet, veuve de Pierre-Ange Fazy, qui était chargée de la surveiller. Celle-ci était la garde malade qui convenait à la situation. Sa présence aux côtés de la pauvre femme, qu’elle était la seule à pouvoir maîtriser et calmer dans ses moments de folie, rassurait tout le monde.
Après le décès de la veuve Fazy en 1896, d’autres servantes se succédèrent dans la maison, beaucoup de méritaient aucun reproche mais elles n’avaient ni l’expérience ni, surtout, son attachement pour Blanche. En 1899, Mme Monnier engagea deux bonnes, Juliette Dupuis et Eugénie Tabeau, très jeunes et négligentes, dont elle n’arrivait pas à se faire obéir. Six semaines avant la découverte de l’affaire, la vieille dame tomba malade et il arriva un moment où Blanche fut laissée à l’abandon, au milieu des immondices. Son sort funeste dut alors inspirer de la pitié à l’auteur de la lettre anonyme au Parquet, qui pourrait être un soldat que l’une des bonnes recevait la nuit en cachette, ou plutôt un officier auquel ce dernier rapporta l’affaire.
La Chronique
La chronique est directement inspirée par un fait divers authentique. Gide a simplement modifié les noms des protagonistes de ce drame domestique, révélé lors d’une perquisition le chez Louise Monnier, 21, rue de la Visitation à Poitiers. L’affaire devint nationale lorsque le procès mit en lumière la réclusion de Blanche Launier (née en 1849) par sa mère depuis un quart de siècle dans une chambre au deuxième étage sans air et sans lumière et dont les persiennes étaient cadenassées, à la suite semble-t-il de l’amour contrarié entre Blanche et Maître Gilles Lomet. Selon le journal local de la Vienne, ce dernier était protestant, fils d’un avocat républicain ; la famille Launier était royaliste et nourrissait une haine viscérale envers les Républicains (le père de Blanche, Martin Launier, avait perdu son poste de doyen de la faculté des lettres de Poitiers et son frère Marcel Launier, sous-préfet à Puget-Théniers au temps de l’Ordre moral fut révoqué au moment de la crise du 16 mai 1877).
Le père de Blanche étant mort en 1882, sa mère décédée en prison peu de jours après son arrestation, le premier procès se solda par le jugement du 11 octobre 1901 du tribunal correctionnel de Poitiers qui condamnait son frère Marcel à quinze mois de prison pour complicité d’actes de violence. Ce premier procès révéla que Marcel avait voulu faire placer Blanche dans une maison de santé mais sa mère refusa, comme il était habituel pour une famille de la petite bourgeoisie de cacher une affaire honteuse. L’arrêt de la cour d’appel de Poitiers du 20 novembre 1901 aboutit à l’acquittement de Marcel. Ce second procès relatif à la commission par omission mit en évidence que Blanche souffrait de troubles mentaux (anorexie hystérique, coprophilie, exhibitionnisme, schizophrénie, ses crises nerveuses s’aggravant après le décès du père puis celui en 1896 de la veuve Fazy, la seule bonne qui parvenait à se faire écouter de Blanche), considéra que la mère gardait l’autorité sur sa fille malgré la pension qu’elle versait à Marcel pour veiller sur sa sœur. Enfin les juges considérèrent que la responsabilité directe du frère pour violence et voie de fait par omission ne pouvait pas être établie car ce délit exigeait un comportement actif (acte de violence), l’omission (défaut de soins, défaut de surveillance, etc.) ne pouvant être assimilé à une violence active qui devait toujours être un fait de commission selon l’article 311 du code pénal. Le tribunal blâma cependant le comportement de Marcel à l’égard de sa sœur.
À l’issue de ce procès, Marcel vendit tous les biens de la succession de sa mère (à l’exception de la maison 21, rue de la Visitation) et se retira à Ciboure dans les Pyrénées-Atlantiques, conservant une maison de campagne à Migné où il décéda en juin 1913. Blanche fut soignée à l’Hôtel-Dieu puis placée à l’hôpital psychiatrique de Blois où elle mourut en 1913, sans jamais avoir recouvré la raison. La maison de « la séquestrée » existe toujours mais a profondément changé depuis l’époque des faits, seule la fenêtre de la chambre du deuxième étage subsiste.
L’histoire raconté par Jacques Pradel : L’heure du crime du 29 mars 2012 – La séquestrée de Poitiers.
Sources : http://sequestreedepoitiers.free.fr ,