Lucan (Ontario), 4 février 1880.
À la lumière des torches et des lampes à l’huile, la petite troupe s’avance. Ils sont une trentaine d’hommes venus des villages de Lucan et de Biddulph. Pour se faire plus discrets, ils ont laissé leurs chevaux un peu arrière, sur la route. Tous marchent en essayant de faire le moins de bruit possible. Mis à part quelques chuchotements, seul le crissement de leurs pas dans la neige trahis leur présence. Il faut dire que la nuit est glaciale et la neige a été abondante depuis le début de l’hiver. Des conditions qui ne font que rendre leur progression plus difficile, sinon pénible.
Bientôt les hommes voient apparaître leur destination : une modeste maison de ferme en bois rond à deux étages.
Avec d’infinies précautions, les hommes s’approchent par l’arrière de la cabane où ils forment un demi-cercle devant la porte. Dans leurs mains, ils tiennent des gourdins, des haches et même des fourches. Ils ne sont visiblement pas là pour festoyer. Puis, celui qui apparemment dirige cette horde — un solide gaillard dans la quarantaine — s’avance vers la porte qu’il pousse sans retenue : c’est le signal. Dans un boucan d’enfer, une demi-douzaine d’hommes envahissent la maison. D’un pas rapide, ils traversent la cuisine et pénètrent dans une chambre du fond. Là, étendu sur sa couche, un jeune homme dans la vingtaine essaie de comprendre ce qui se passe. Mais déjà des mains se referment sur lui et l‘immobilisent. En moins de deux, il est menotté et traîné dans la cuisine. Bientôt des cris fusent de partout. Réveillés par cette intrusion nocturne, tous les autres locataires de la maisonnée — un couple d’âge mûr et une femme dans la vingtaine — accourent dans la cuisine où ils sont réunis autour du jeune homme déjà menotté.
Dans la petite maison de bois rond de Roman Line, on se prépare à jouer le dernier acte d’un drame débuté 30 ans plus tôt.
À la fin des années 1840, les Donnelly, une famille d‘immigrants irlandais, débarquent à Lucan, un village situé à cheval sur les comtés de Huron et de Middlesex en Ontario. Il y a là James Donnelly, sa femme Johannah et leurs deux fils, James Jr et William. La communauté de Lucan étant exclusivement irlandaise, les Donnelly s’y sentent aussitôt chez-eux. Ils décident de s’installer sur un vaste terrain de 100 acres, encore en friche, situé tout au bout de Roman Line, une sorte de « trouée de terre » qui traverse les bois reliant Lucan au village voisin de Biddulph. Officiellement, cette terre est la propriété d’un certain John Grâce, mais ce détail n’empêche pas James Donnelly de s’y installer et d’y entreprendre la construction d’une habitation. Il faut dire à la décharge de l’Irlandais que ce genre d’occupation sauvage est pratique courante dans l’arrière pays. En cette période de « colonisation », certaines terres de la Couronne peuvent être cédées à des squatters, comme les Donnelly, si ceux-ci se chargent de les rendre arables.
Aussitôt les premiers murs de sa maison érigés, l’Irlandais entreprend de défricher sa terre. À Biddulph et à Lucan, on parle de James Donnelly en termes mitigés. Pour la plupart des gens Donnelly est l’incarnation même de la vulgarité et de la violence : l’homme est toujours prêt à se bagarrer.
En 1855, une dispute éclate entre James Donnelly et un certain Patrick Farrell, lequel prétend détenir un droit d’exploitation sur les terres occupées par James Donnelly. Un droit que conteste bien sûr l’Irlandais. L’affaire est portée devant les tribunaux qui tranchent en faveur des deux belligérants : James Donnelly pourra exploiter la moitié des terres de la partie nord du terrain — là où se trouve déjà sa maison et ses bâtiments agricoles — et Farrell pourra exploiter la moitié située plus au sud.
La rage au cœur, Donnelly regarde Farrell ériger une maison et une grange sur ces terres qu’ils continuent de prétendre siennes. Mais pour le nouveau locataire, c’est le début d’un long cauchemar. Sporadiquement, Farrell constate que ses effets et ses installations ont été la cible de vandales. Puis, l’une de ses vaches est empoisonnée et sa grange incendiée. Évidemment Farrell se doute bien du responsable de ses déboires, mais il n’a rien pour le prouver. La partie de bras de fer que se livre Patrick Farrell et James Donnelly va brutalement prendre fin le 25 juin 1857.
Ce jour-là, lors d’une activité communautaire à laquelle participent plusieurs villageois dont James Donnelly et Patrick Farrell, les deux hommes en viennent aux coups. Alors qu’ils se roulent par terre, Donnelly s’empare d’un levier en bois et en assène un solide coup à son adversaire. Atteint à la tempe, Farrell s’écroule inconscient. Il meurt quelques minutes plus tard.
Malgré la gravité de son geste, James Donnelly n’a pas l’intention de rendre des comptes à la justice. Il préfère s’enfuir dans la forêt où, avec la complicité de sa femme et de ses enfants, il restera caché pendant 11 mois. Donnelly pousse même l’audace jusqu’à se déguiser en femme pour aider Johannah aux champs. Mais cette vie de fugitif lui pèse. Le 7 mai 1858, il se rend aux autorités. Son procès s’ouvre quelques jours plus tard. Les preuves sont accablantes. Le juge le condamne à être pendu. Mais Johannah Donnelly n’a pas dit son dernier mot. En bonne épouse, elle fait circuler des pétitions et s’adresse même au ministre de la justice, l’honorable John A. Macdonald (le futur premier Premier ministre du Canada). Elle plaide que son mari a agi sans préméditation et que la mort de Farrell n’est qu’un accident. Ses appels sont entendus. À l’été de 1858, la peine de mort prononcée à l’endroit de James Donnelly est commuée en sept ans de pénitencier.
Mais pendant que l’Irlandais croupie en cellule, les petites communautés de Biddulph et de Lucan font face à une vague d’incendies inexpliqués. Trois des fermes rasées sont celles de témoins venus déposer contre James Donnelly. Difficile de croire à une simple « coïncidence » ! Puis, voilà qu’aux incendies s’ajoutent la mort de chevaux et de vaches que l’on retrouve la gorge tranchée. Peu à peu la peur s’installe. On accuse les fils Donnelly — devenus de solides gaillards — d’être derrière ces drames.
Mais que peut-on faire ?
En 1865, James Donnelly est relaxé de la prison de Kingston. Dès son retour à Lucan la ferme de l’un de ses voisins est la proie des flammes. Le fermier était l’un de ceux venu témoigner contre James Donnelly lors du procès de 1858.
C’est dans ce climat d’inquiétude que vivent maintenant les habitants de Lucan et de Biddulph. Personne n’ose plus accuser ouvertement les Donnelly ni même de critiquer leurs actions. Certains en viennent même à penser que les Donnelly sont des agents du Diable. Une vieille légende irlandaise raconte en effet que les enfants nés sous le signe du diable présentent toujours une malformation aux pieds, un signe qui rappelle les pieds fourchus du maître des enfers. Or, le deuxième fils Donnelly, William, est né avec un pied-bot, d’où son surnom de « Will le boiteux ». De quoi faire réfléchir les villageois superstitieux !
Au cours des années qui suivent, la violence se fait presque quotidienne. En plus des Donnelly, les vielles querelles entre Irlandais catholiques et protestants resurgissent. Des clans se forment. Les Donnelly sont invariablement pointés du doigt lorsqu’il s’agit de trouver un bouc émissaire à tous ces troubles. Pourtant, eux aussi sont victimes des sentiments vindicatifs de leurs voisins. Leur grange est incendiée, leur maison saccagée et plusieurs de leurs animaux sont empoisonnés.
« Mais que cela ne tiennent, disent les villageois, les Donnelly récoltent qu’ils ont semé ».
Devant l’incapacité des autorités à rétablir une paix durable, une milice communautaire voit le jour : la Biddulph Peace Society. Celle-ci regroupent une quarantaine de citoyens des environs qui élisent à leur tête un certain James Carroll, un ancien constable. Un choix douteux quand on sait que Carroll nourrie une haine viscérale pour les Donnelly.
Dans la soirée du 3 février 1880, James Carroll regroupe ses hommes dans la Cedar Swamp Scholl de Biddulph, lieu de rassemblement de sa milice. Les dernières semaines ont été particulièrement éprouvantes et James Carroll est résolu à sévir contre les Donnelly.
Le temps des « belles paroles » est révolu.
À six kilomètres de là, dans leur ferme, les Donnelly se préparent à passer la nuit. Toute la maisonnée vaque à ses dernières occupations du soir : Johannah lave la vaisselle du souper avec la jeune Bridget Donnelly, 22 ans, la nièce de James arrivée récemment d’Irlande. À l’extérieur, Tom Donnelly fait sa ronde quotidienne. Il s’assure que l’eau des abreuvoirs n’est pas gelée et jette sur les chevaux des couvertures pour les protéger du froid. À ses côtés se tient le jeune Johnny O’Connor (11 ans). Comme les Donnelly anticipent devoir passer la journée du lendemain à Granton — où ils doivent répondre à des accusations d’incendiaire — ils ont demandé aux O’Connor, de rares voisins avec qui ils entretiennent des relations cordiales, s’ils acceptaient que leur fils viennent dormir à la maison pour pouvoir, en leur absence, s’occuper des bêtes.
Un peu avant minuit, les Donnelly se mettent au lit. Le petit O’Connor dormira dans la salle commune avec James , Bridget et Johannah partageront le lit des maîtres dans la grande chambre à l’étage et Tom, lui, couchera comme d’habitude dans sa chambre, derrière la cuisine.
Vers 1 h du matin, un vacarme surprend les Donnelly dans leur sommeil. Avant même de comprendre ce qui lui arrive, Tom est menotté et entraîné dans la cuisine où il est bientôt rejoint par son père. Autour d’eux, une demi-douzaine d’hommes — dont certains ont le visage dissimulé derrière des foulards — forme une barrière humaine. Parmi eux, James Carroll qui, en voyant son vieil ennemi enfin à sa merci, lui lance :
« James Donnelly, nous avons de nouvelles accusations contre vous et votre fils Tom ».
Le fermier, qui ne cache pas sa colère, demande à Carroll de s’expliquer. Alors que le ton monte entre les deux hommes, Johannah et Bridget descendent dans la cuisine où elles argumentent à leur tour. Le jeune O’Connor, apeuré par ce bruyant brouhaha, s’est glissé sous le lit, à l’insu de Carroll et de ses acolytes. Même si à ce moment-là la pièce n’est éclairée que par une faible lampe à l’huile, le gamin parvient néanmoins à reconnaître plusieurs villageois de Lucan et de Biddulph.
• Carroll, j’exige de voir votre mandat, demande James Donnelly.
• Le mandat, c’est moi, rétorque Carrroll.
Sur ces paroles, Carroll fait un geste vers la porte d’entrée. Immédiatement, une vingtaine d’homme envahissent la maison.
James Donnelly comprend alors le véritable but de cette visite. Il fonce sur Carroll, mais l’un de ses sbires l’accueil avec un coup de hache à la tête. Le visage en sang, James Donnelly titube , tente de se frayer un chemin dans la mêlée, mais il est frappé de nouveau à la tête. Le visage tuméfié, il s’écroule sur le dos, juste à temps pour voir, à la lumière vacillante de la lampe, la hache qui s’abat sur lui. James Donnelly est décapité. Ne se faisant guère d’illusion sur leur propre sort, les deux femmes foncent à l’étage. Peut-être pourront elles fuir par l’une des fenêtres du haut. Mais la partie est perdue d’avance. Avant même d’atteindre l’escalier, Johannah et Bridget sont frappées à mort. On leur défonce le crâne à l’aide de gourdins. Tom Donnelly, toujours menotté, se lance à corps défendant dans la bagarre.
Il se débat avec l’énergie du désespéré, mais il est poignardé et battu à mort. Une fois le massacre terminé, la milice se retire et met le feu à la ferme. Le jeune O’Connor, témoin silencieux du drame, réussit à fuir par une fenêtre en échappant à la vigilance des justiciers.
Enivré par tout ce sang, la milice chevauche ensuite vers la ferme d’un des fils Donnelly, William, situé à Whalen’s Corner, à quelque sept kilomètres de la ferme parentale. « Willy le boiteux » y habite avec sa femme Nora. Et par un malheureux hasard, ce soir-là son frère John est en visite avec un ami de la famille.
Vers 2 h 30, quelqu’un frappe à la porte.
« Au feu ! Au feu ! Ouvrez vite », crient plusieurs voix à l’unisson.
John Donnelly, qui dort sur un lit de fortune dans la salle commune, se lève et va ouvrir. Sur le seuil se tiennent plusieurs hommes. L’un d’eux braque un pistolet et fait feu à maintes reprises. John Donnelly s’écroule mortellement touché. Sans demander leurs restes, les assassins remontent en selle et s’éloignent dans les ténèbres. Lorsque William Donnelly accourt auprès de son frère, celui-ci a juste le temps de lui dire qu’il a reconnu plusieurs de ses agresseurs, dont James Carroll.
Grâce aux témoignages de William Donnelly et du jeune Johnny O’Connor, plusieurs membres de la Biddulph Peace Society sont arrêtés et accusés des meurtres. Mais le jury trouve les preuves insuffisantes et la Couronne déclare le non-lieu. Personne ne sera jamais condamné pour le massacre des Donnelly.
Le jour de leur acquittement, les membres de la milice sont accueillis en héros dans le comté de Huron. À Biddulph, une grande soirée dansante est organisée pour souligner le retour de ces braves qui ont débarrassé la région des « Black Donnelly ».
Avec le recul, il est difficile de comprendre tous les tenants et aboutissants du massacre des Donnelly. Comment expliquer que, malgré les témoins oculaires, personne n’ait jamais été condamné pour ces meurtres ? Comment expliquer que les autorités aient été aussi promptes à « classer » l’affaire ? Certains ont prétendu que l’exécution des Donnelly n’était pas la seule décision de la Biddulph Peace Society, mais aussi celle de magistrats et de politiciens influents. Les Donnelly étaient ils aussi méprisables que le disaient leurs ennemis ou ont-ils fait plutôt l’objet d’une campagne de dénigrement pour justifier leur lynchage ? La question que se posent aujourd’hui les historiens n’est pas seulement « Qui a tué les Donnelly ? », mais « Qui étaient réellement les Donnelly ? »