12 juin 2002 . Il est un peu plus de vingt deux heures .Un sexagénaire à l’aspect distingué reflétant visiblement le flegme britannique, roule tranquillement pleins feux au volant de sa Jaguar E sous un ciel piqueté d’une myriade d’étoiles vers Lavelanet, petite commune de l’Ariège, région Midi-Pyrénées.
Il vient de dépasser la bretelle de Foix et il ne lui reste qu’une dizaine de kilomètres à parcourir. D’un geste machinal, notre homme allume la radio et prête une oreille distraite aux nouvelles condensées, que donne une speakerine à la voix agréable. La nuit est lumineuse, l’air tiède et malsain. Le véhicule vient de négocier un virage serré, lorsque dans le faisceau de ses projecteurs le chauffeur distingue une forme blanche plantée au milieu de la chaussée à moins d’une cinquantaine de mètres de distance. Surpris, il décélère jusqu’à stopper à hauteur d’une jeune fille toute de blanc vêtue.
Il fait aussitôt coulisser sa vitre.
– Bonsoir mademoiselle . Vous allez vous faire renverser ! Que faites vous donc par ici à pareille heure ?. s’étonne ce dernier en s’exprimant avec un léger accent anglo-saxon.
– Je me rends à Lavelanet. Pouvez-vous m’emmener en ville ? C’est là que j’habite. indique la jeune personne d’une voix sourde et mécanique, dont le visage reflète une pâleur des plus singulières.
Avec un léger haussement d’épaules, le conducteur lui retourne un sourire pincé, mais indulgent. Il s’incline pour lui ouvrir galamment la portière et l’invite à s’installer sur le siège avant. Puis le véhicule poursuit aussitôt sa route.
Chemin faisant, notre homme détaille furtivement sa passagère à la dérobée, d’un œil réservé et discret par-dessus ses petites lunettes qu’il porte sur le bout du nez . 19-20 ans. Vêtue d’une robe blanche très années 60. Plutôt agréable à regarder, bien que curieusement pâlotte et . peu bavarde, ne soufflant même le moindre mot ; l’autoradio qui diffuse un programme de musique légère meublant à lui seul cette morne atmosphère.
Le chauffeur fait encore quelques tentatives pour nouer conversation, mais ses efforts demeurent toutefois infructueux, sa passagère ayant adopté une passivité quasi alarmante. Elle demeure inexplicablement silencieuse et immobile, un peu raide sur son siège, étrangement indifférente à tout ce qui l’entoure, presque absente.
Ils roulent depuis maintenant une dizaine de minutes. Un silence gênant, presque pesant règne à bord, lorsqu’une pluie tiède et pénétrante se met soudainement à tomber avec une extrême violence. De grosses gouttes s’écrasent sur le pare-brise, alors que la berline vient de dépasser le panneau signalant leur destination.
La pluie s’abat en un véritable déluge, comme si une main géante avait ouvert un titanesque robinet. Une bourrasque souffle même soudainement sur la commune, tandis que la Jaguar emprunte la rue principale de la commune totalement désertée, éclairée succinctement par quelques enseignes au néon restées allumées.
La jeune fille désigne bientôt une habitation à peine distincte, perdue au fond d’un grand parc.
– C’est ici que j’habite. indique-t-elle d’une voix plutôt froide en remuant à peine les lèvres.
N’y accordant aucune attention particulière, le conducteur lui propose courtoisement son imperméable, le temps pour sa passagère occasionnelle d’aller quérir un parapluie afin d’être en mesure de lui restituer son bien.
Sans la moindre formule de remerciement pour son bienfaiteur, elle a jeté le vêtement de pluie sur ses frêles épaules avant de se diriger d’un pas lent vers le lourd portail qui s’est ouvert en grinçant sinistrement. Puis, elle s’est fondue dans la nuit.
Son moteur tournant au ralenti et après avoir essuyé la buée qui se déposait sur la vitre d’un revers de la main, le chauffeur enfonce une allumette craquante dans le fourneau de son brûle-gueule. Il décide de patienter en écoutant distraitement la radio, sous l’égrenage incessant des va-et-vient monotones de ses balais d’essuie-glace qui se sont emballés pour chasser le voile hydrique ruisselant en continu sur le pare-brise.
La rue est à présent balayée par des trombes d’eau qui se déversent sur la bourgade prise au sein d’un violent orage.
Dix minutes se passent au cœur d’un silence seulement troublé par les battements de la pluie torrentielle qui a redoublé d’intensité, sans que la jeune fille n’ait refait son apparition.
Après avoir réprimé un mouvement d’impatience assorti d’un soupir de lassitude, le conducteur s’est rangé prudemment sur le côté de la chaussée contre la bordure du trottoir, avant de couper les gaz et d’éteindre ses phares. Puis, il relève frileusement le col de son veston pour se ruer, la tête rentrée dans les épaules, sous la pluie battante et le vent qui souffle en rafales, en direction du portail resté entrouvert.
Il traverse à présent le parc d’un pas pressé en frissonnant dans la nuit froide. Après avoir gravi les quelques marches menant au perron de l’habitation, il a trouvé refuge sous le porche protecteur de la porte d’entrée.
Un léger trait de lumière filtre à travers les volets de l’une des grandes baies vitrées. Avec un geste d’humeur, il s’éponge succinctement le visage, chasse nerveusement une mèche rebelle collée sur son front partiellement dégarni et essuie précautionneusement les verres de ses binocles. Sa redingote ruisselle de pluie, aussi se décide-t-il sans plus attendre et au risque qu’on le prenne pour un importun, à utiliser la sonnette .
– Quel toupet !. murmure-t-il entre les dents. La jeunesse d’aujourd’hui est d’une ingratitude !
Le parc vient de s’illuminer, dévoilant ses pelouses verdoyantes et les massifs fleuris qui le tapissent… Mais la porte s’entrouve craintivement sur un homme âgé et squelettique, au faciès en lame de couteau et aux cheveux blancs. Il porte un vêtement d’intérieur. La mine étonnée et méfiante qu’il affiche ne surprend pas outre mesure son visiteur, étant donné l’heure avancée de la nuit.
– Cher monsieur, pardonnez mon intrusion à cette heure tardive . s’excuse ce dernier sur un ton empressé en prenant un air navré assorti d’un sourire gaufré. J’aurais souhaité récupérer la gabardine que j’ai prêtée il y a un quart d’heure à la jeune personne que je viens de déposer.
Le vieil homme le dévisage d’un air interloqué à l’instant où surgit à sontour une femme d’un âge avancé, certainementl’épouse venue à la rescousse. Elle lui retourne elle aussi un regard sans équivoque, empreint d’une évidente suspicion.
– Il n’y a aucune jeune personne ici. rétorque le vieillard d’une voix sèche et courroucée, visiblement sur ses gardes. Vous devez vous tromper d’adresse monsieur. Il y a assurément erreur. ajoute-t-il d’un air farouche en ébauchant même un geste d’indifférence, voire de mauvaise humeur.
Poussée par une main rageuse, la porte a claqué au nez de ce visiteur visiblement indésirable.
L’attitude du maître de maison, aussi inconvenante qu’inattendue, a pour conséquence d’exaspérer notre homme, lui faisant même perdre une bonne partie de son flegme naturel. Après avoir haussé les sourcils et s’être difficilement contenu, il ne renonce pas pour autant, mais fait aussitôt une seconde tentative avec un air déterminé.
Et la sonnette tinte une nouvelle fois.
La porte s’est de nouveau ouverte sur le maître de maison, visiblement agacé. Son visage est empourpré du rouge d’une colère naissante et reflète à présent la mauvaise humeur. Sa voix se hausse même au diapason de l’exaspération .
– Que voulez-vous enfin monsieur ! . Permettez-moi de vous faire remarquer que votre insistance s’avère des plus déplacées ! Allez-vous continuer encore longtemps cette plaisanterie de mauvais goût ?. fulmine-t-il, exaspéré, saisi d’un énervement manifestement incontrôlable.
L’autre paraît littéralement secoué par la surprise.
– Calmez-vous mon ami ! Je m’excuse encore une fois de devoir vous importunerde la sorte et je conçois parfaitement l’incongruité de ma visite à pareille heure. Mais j’ai cru faire plaisir à cette jeune personne qui errait sur la route en la ramenant chez elle. Avec ce fichu temps, je lui ai même prêté mon imperméable. Et voici le résultat !. argumente ce dernier en se passant une main agitée sur ses vêtements mouillés.
– J’habite seul ici avec mon épouse. s’emporte maintenant le vieil homme sur un ton irrité et peu amène, assorti d’une agressivité à peine masquée. Vous n’allez quand même pas nous rejouer cette comédie à tour de rôle !
– Que voulez-vous dire ?
– Ne faites donc pas l’innocent ! Il y a plus d’un mois que cette mauvaise farce persiste ! . Et à chaque fois qu’il pleut !. indique-t-il avec âcreté, la moue exaspérée, en tendant un doigt accusateur en direction de celui qu’il considère certainement comme un plaisantin de mauvais goût, flanqué d’un importun personnage.
– Mais . Je vous assure que je ne comprends pas !
– Bon . Je veux bien vous croire. admet enfin le vieillard d’une voix soudain déconfite, assortie d’un soupir d’énervement. Vous êtes peut-être sincère après tout. Mais rendez-vous compte ! Vous êtes la quatrième personne à nous réclamer soit un parapluie, soit un ciré, ou encore un imperméable prêtés à je ne sais quelle jeune personne censée habiter cette demeure !
Devant l’air ahuri affiché par son interlocuteur de passage, le maître de maison paraît cette fois perplexe. Sa lèvres’est gonflée en une moue d’ennui. Il semble tout à coup enclin à demeilleures intentions. Le ton employé s’est même subitement radouci .
– Bon. Entrez . Nous serons mieux à l’intérieur . Quel temps de chien ! Et cette maudite bourrasque ! Pardonnez mon emportement, mais nous sommes sur les nerfs. Si cette plaisanterie au demeurant stupide persiste, nous finirons par aller déposer une plainte au commissariat.
– Je vous certifie pourtant avoir vu cette jeune personne s’introduire dans votre propriété et je puis vous assurer qu’elle n’en est pas ressortie. Je suis formel. insiste le visiteur.
– Nous ne comprenons rien à cette comédie. confie à présent l’homme d’une voix crispée, visiblement au comble de la contrariété. Et je vous garantis que personne, à part vous, n’est entré ici ce soir.
Ils sont à présent dans le couloir. Le visiteur a croisé le regard hostile de la femme qui, sans la moindre indiscrétion, a retourné un œil désapprobateur envers son époux, lui signifiant certainement par là qu’il avait eu tort d’ouvrir leur demeure à cet étranger dont elle désapprouve visiblement la présence, la jugeant même manifestement désobligeante.
– Permettez au moins que je me présente. suggère toutefois ce dernier, plutôt confus, en lui adressant un sourire contraint, conscient de jouer ici et involontairement le rôle de l’intrus, de l’indésirable. Je suis le professeur Joseph Winter. Je reviens d’un congrès qui s’est déroulé à Perpignan et .
– Le professeur Winter ! Le célèbre archéologue ! J’aurais dû vous reconnaître ! On parle si souvent de vous à la télévision et dans les journaux. s’enthousiasme subitement le mari d’une voix confuse, la mine soudain penaude. Vous êtes Britannique n’est-ce-pas ? Mais vous possédez une propriété près d’ici. A Montségur, si je ne m’abuse ?. et le vieil homme semble à présent ne plus vouloir tarir d’éloges sur son visiteur.
– J’étais justement en route pour regagner mes pénates. précise ce dernier avec un sourire discret, à la fois soulagé et visiblement satisfait de la notoriété dont il semble jouir en ces lieux.
– Excusez-nous professeur, mais depuis quelque temps, nous sommes devenus méfiants. s’empresse de bredouiller à son tour la femme, au terme d’un silence gêné. Pas plus tard que la semaine dernière, un jeune homme d’une vingtaine d’années peut-être, plutôt vulgaire d’ailleurs, nous a dérangés à peu près à la même heure pour nous conter à peu de chose près les mêmes faits, alors qu’il faisait également un temps épouvantable. Il prétendait lui aussi avoir raccompagné une jeune femme jusqu’à la grille du parc et lui avoir prêté son parapluie. Cette jeune personne l’aurait aussi prié d’attendre qu’elle revienne avec le sien pour lui restituer son bien.
– C’est étrange . vous me dites que les conditions climatiques étaient identiques à cette nuit. relève Winter, perplexe.
– Je vous prépare une tasse de thé professeur. Cela aidera peut-être à vous faire oublier notre emportement. propose cette fois la femme, devenue soudainement prévenante, invitant même son visiteur à pénétrer dans la salle à manger avec un geste d’insistance.
Winter consulte rapidement son bracelet-montre.
– Vous êtes très aimable chère madame ?. observe-t-il en esquissant un sourire d’amabilité, butant volontairement sur le patronyme.
– Devaux . Monsieur et madame Devaux. se hâte de préciser le mari.
– Je vous remercie de votre obligeance madame Devaux, mais j’ai déjà perdu un temps précieux et vous m’en voyez sincèrement navré. Je ne puis m’attarder davantage . Tant pis pour ma gabardine. Il faut croire que cette jeune personne qui vous joue cette farce collectionne, à votre insu, les vêtements et les accessoires de pluie. présume Winter avec un sourire contraint. N’excluons toutefois pas la possibilité d’une plaisanterie d’un goût dirons-nous . douteux. Mais enfin .
Sans autre commentaire, il s’est déjà hâté vers la sortie, lorsqu’il jette un œil oblique et distrait sur le bahut de la salle à manger … Il n’a pu retenir un tressaillement, tandis que son regard accroche et s’attarde sur l’une des photos encadrées qui garnissent le buffet. Fronçant les sourcils dans un tic qui lui est familier, il a marqué un temps d’arrêt. Ses hôtes de circonstance, sans comprendre, ont à leur tout dirigé leurs regards dans la même direction, sans cependant interpréter la réaction étrange du professeur.
– La jeune fille, sur cette photo !. s’étonne ce dernier en se penchant sur le portrait.
L’ombre d’une profonde tristesse est passée dans les yeux gris du vieil homme et son visage s’est subitement creusé.
– C’est notre petite Sarah. murmure-t-il, en étouffant un soupir haché.
– Elle nous a quittés il y aura bientôt trente ans . Elle est décédée dans un accident de la circulation. complète la femme d’une voix rendue rauque par l’émotion, détournant presque aussitôt son regard. Elle venait d’avoir ses vingt ans. Elle repose dans le petit cimetière, près de notre maison.
Cette fois, le professeur a haussé les sourcils . Sans en demander l’autorisation, il s’est emparé du cadre renfermant la photographie qui représente une jeune fille au sourire moqueur et insouciant, assise en amazone sur une moto.
– Ou votre fille a une sœur jumelle, ou. extrapole-t-il en hésitant, détaillant les Devaux d’un œil indiscret par-dessus ses binocles.
Les intéressés ont échangé des regards interdits et Paul Devaux considère tout à coup Winter d’un air interloqué.
– Nous n’avons eu que cette enfant. murmure-t-il, la lèvre inférieure légèrement tremblante en exhalant un nouveau soupir.
– Que voulez-vous dire professeur ?. s’étonne à son tour l’épouse.
Un embarras marqué s’est dessiné sur le visage de Winter qui examine à présent la photographie avec une attention soutenue.
– Cela va certainement vous paraître absurde, mais la personne qui se trouvait tout à l’heure dans ma voiture ressemble à s’y méprendre à votre fille. finit-il par avouer avec une moue de tergiversation.
La femme a pâli. Son époux a sursauté. Ils échangent maintenant tous deux des regards effarés.
– C’est impossible. objecte ce dernier d’une voix étranglée et mal assurée. Vous avez. tente-t-il d’ajouter sans cependant pouvoir terminer sa phrase, ses yeux gris semblant implorer une explication.
Le désarroi s’est manifestement emparé du couple, visiblement paralysé par l’émotion. Le coup a été rude et difficilement encaissable, accentuant l’embarras du professeur. Celui-ci se trouve à présent dans la plus totale expectative, regrettant amèrement d’avoir ainsi jeté le trouble dans la demeure pour avoir remué involontairement des souvenirs depuis longtemps enfouis et par trop pénibles à évoquer.
– J’avoue toutefois qu’avec l’obscurité. argumente-t-il alors gauchement avec une maladresse quasi étudiée, conscient de cette équivoque et tentant à présent de se reprendre avec un frisson de regret dans la voix. Et puis, il est vrai que cette jeune personne est restée de marbre durant le trajet. Nous n’avons échangé que quelques brèves banalités . Après tout, j’ai très bien pu me tromper . Et si vous me dites qu’elle était votre unique enfant . Pardonnez mon erreur. finit-il par bredouiller, visiblement contrarié de s’être fourré dans une situation aussi délicate. Puis, après un ultime instant d’hésitation. Il est temps que je reprenne la route. argumente-t-il en toussotant. Fort heureusement, il ne me reste qu’une douzaine de kilomètres d’ici Montségur. Ravi d’avoir fait votre connaissance. ajoute-t-il en esquissant un sourire gêné, saluant ses hôtes occasionnels d’une main tendue, masquant maladroitement sa déconvenue. Puis, sans plus se faire prier, il s’est dirigé vers la sortie, suivi du couple qui semble à présent agir à la façon de deux automates, absent et le regard lointain, vide de toute expression.
Trempé de la tête aux pieds, le professeur Winter a repris place au volant de sa Jaguar. La mine dubitative, son regard erre d’abord au hasard, épiant les alentours de la propriété. Puis, il détaille les environs avec une attention soutenue, guettant l’hypothétique apparition de la mystérieuse et audacieuse jeune fille. Mais l’endroit reste désert.
Plus qu’à son tour partie prenante pour les intrigues et dévoré par une curiosité quasi pathologique, une étrange intuition vient de lui traverser l’esprit .
Les époux Devaux lui ont bien précisé que leur fille était enterrée dans le petit cimetière contigu à leur habitation ! Celui-ci doit donc se trouver dans le voisinage.
Il se gratte pensivement la nuque, la mine réfléchie, étouffant trois ou quatre bâillements. Puis, avec des gestes lents trahissant sa perplexité, il a allumé sa courte pipe et contemple durant un instant les volutes de fumée bleue qui s’étirent paresseusement vers le plafonnier, en tapotant machinalement le cuir de son volant. Notre homme est visiblement intrigué, hésitant encore sur la décision à prendre, mais qui maintenant s’impose malgré l’heure avancée . Dehors, la pluie a cessé de tomber . Après une dernière hésitation et bien qu’il ne soit pas loin de vingt trois heures, son sens inné de la curiosité finit par prendre le dessus. Aussi se décide-t-il brusquement à en avoir le cœur net. Après avoir emprunté une lampe électrique dans le vide-poches, il abandonne une nouvelle fois son véhicule pour longer les murs du parc des Devaux.
Il n’a parcouru qu’une cinquantaine de mètres, qu’il est déjà rendu devant l’entrée du cimetière. Les grilles sont ouvertes, mais les lieux ne sont pas éclairés. La nuit est noire, épaisse et inquiétante, aussi se glisse-t-il comme une ombre dans l’allée menant aux tombes.
La silhouette sombre des arbres et la brise un peu forte qui agite les branches qui bruissent dans les ténèbres créent une atmosphère angoissante. On ne perçoit plus que le léger bruit de son pas qui crisse sur le gravier. C’est le cœur battant la chamade, qu’il est arrivé en vue des premiers tombeaux.
Les pinceaux de sa lampe fouillent fébrilement l’obscurité. Impressionné par le silence et la solitude qui règnent dans l’endroit, il inspecte minutieusement chaque sépulture, à la recherche de celle portant le nom de Sarah Devaux … Mais il vient de tressaillir à l’approche d’un tombeau . Il en reste même figé de saisissement . Une boule d’angoisse lui bloque la gorge . Ce n’est pas le patronyme gravé sur la pierre qui en est responsable. C’est le vêtement de pluie qu’il vient de reconnaître pour être le sien et qui recouvre le caveau sur lequel il lit avec stupéfaction . « Ici repose Sarah Devaux. »
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Bravo ,quel talent.
Je vous rajoute a ma blogoliste.
merci à mes amis du blog de l’étrange –
Le Manoir de la Terreur Stephan LEWIS
Vendredi 16 mai … 16 h 27 …
Le visage creusé, assombri d’un voile de fatigue, Sylvia est sortie précipitamment de l’agence immobilière de La Rochelle au sein de laquelle elle assume les fonctions de négociatrice principale. Il s’agit de faire vite pour répondre au coup de téléphone qu’elle vient de recevoir. Un client, qui n’a pas décliné son identité, désire visiter le manoir de Cornelius. Une occasion inespérée, qui n’est certainement pas prête de se représenter !
Contrairement aux derniers jours, la journée avait pourtant été calme, sans le moindre rendez-vous, la clientèle s’étant faite plutôt discrète. Sylvia s’était même assoupie sur son bureau, rêvant déjà aux mille et une choses qu’elle se préparait à faire durant le week-end, avant d’être rendue à la réalité par la sonnerie intempestive du téléphone qui l’avait brusquement sortie de cette somnolence passagère.
Jamais elle n’aurait pu imaginer qu’un éventuel acquéreur puisse s’intéresser à cette bâtisse bizarre, vieillotte et biscornue, campée dans un parc au gazon pelé, enclavée dans un paysage de friches industrielles. Lorsque le responsable de l’agence l’avait chargée de prendre en main la vente de cette gentilhommière construite dans la seconde moitié du XIX° sur les fondations d’une ancienne abbaye bénédictine d’un pittoresque effrayant, elle avait accueilli la nouvelle avec une grimace de dépit. Le bâtiment est en effet plutôt » mal en point « , semblant même à l’abandon … Son solage de vieilles pierres s’effrite. Ses murs lézardés sont rongés par une mousse roussâtre, donnant l’impression de résister péniblement aux grands vents d’hiver et aux pluies rageuses. Quant au châssis de ses fenêtres aux vitres poussiéreuses derrière lesquelles on croirait voir passer d’inquiétantes silhouettes, il aurait besoin d’un sérieux rafraîchissement … Cet immeuble de style victorien est le reflet archétype de la maison hantée, qui inspire tant les auteurs de romans d’épouvante et les scénaristes du même crû. Alors, vous comprendrez que dans ces conditions, il semble difficile d’imaginer qu’un acheteur potentiel puisse s’intéresser à ce repère froid, sordide et effrayant !
Son dernier propriétaire, un étrange personnage du nom de Cornelius, jouissait d’une sinistre réputation. Victime d’une crise cardiaque quelques mois auparavant, il avait définitivement quitté les lieux pour cracher son âme au diable. Il y avait vécu en solitaire, comme un ermite, toute sa vie durant, à l’écart de tout voisinage. L’inquiétante et fantastique demeure aux intrigues ténébreuses n’avait, disait-on, jamais reçu de visiteur. D’ailleurs, la frayeur qu’inspirait le manoir à toute la population était telle, que pas un seul habitant ne s’y était encore risqué. Ils se signaient le front en passant devant ou l’évitaient.
Il est d’ailleurs à noter une certaine réserve de leur part … Certains d’entre eux ne sont pas sans évoquer les maléfiques activités et l’obscure personnalité de l’ancien propriétaire des lieux. Ils vont même jusqu’à colporter le bruit selon lequel le décès de l’étrange bonhomme masquerait une vérité atroce assortie d’un terrible secret, cachant d’obscurs forfaits. Si l’on se fie aux rumeurs, les nuits de pleine lune des cris et des bruits étranges s’élèveraient de l’antique demeure. Entre ces murs se seraient déroulés des faits anormaux et inexplicables. Des incidents bizarres, associés à des phénomènes déconcertants, auraient même défrayé la chronique quelques jours avant sa mort … Du reste, des plaintes concernant des événements insolites auraient été enregistrées … Et Cornelius aurait emporté dans la tombe d’inavouables secrets.
En dépit d’un testament stipulant que la maison devait rester dans le grison familial, son seul héritier bénéficiaire, un petit-neveu par alliance désigné comme légataire universel, avait malgré tout et aussitôt manifesté hâtivement son désir de se séparer de l’immeuble et de la totalité du mobilier concerné, bien qu’il ne soit nullement dans le besoin. Il en avait confié la vente à l’agence.
Le rendez-vous avec cet hypothétique acquéreur ayant été fixé au lendemain dans la matinée, Sylvia n’a donc que peu de temps pour s’assurer que tout est en ordre à l’intérieur de cette singulière demeure. Elle ne s’y était pas encore aventurée, ayant estimé, de toute évidence, qu’elle n’était pas à la veille d’en obtenir un compromis de vente.
Contre toute attente, la voici néanmoins rendue devant cette imposante et glaciale habitation aux intrigues ténébreuses, qu’elle détaille d’un regard méfiant à travers les glaces de sa laguna. Elle n’est pas sans évoquer l’hitchcockienne résidence de Rebecca. Isolée dans un grand parc tapissé de buissons et de ronces, planté à l’écart de toute vie civilisée, sa masse sombre et farouche ressemble à s’y méprendre à un monstre aux aguets. Le décor semble avoir été étudié aux fins de privilégier le fantastique et l’imaginaire, avec l’intention quasi évidente d’exposer les lieux aux agressions surnaturelles. Pas étonnant que l’endroit jouisse d’une si mauvaise réputation ! Une pesanteur, une angoisse indescriptible même, semblent suinter des murs de cette abominable bâtisse au demeurant hostile, de laquelle paraît sourdre une menace latente.
Avec un soupir de résignation, Sylvia est descendue de sa voiture. D’une main hésitante, elle pousse la grille de fer forgé défendant l’accès au domaine, dont la façade de lierre pendu aux crevasses de ses murailles reflète l’abandon et la tristesse.
C’est à présent avec appréhension qu’elle traverse le parc en visiteuse téméraire et imprudente. Avec une moue angoissée, elle a gravi les quelques marches du perron conduisant au portail surmonté d’un marteau sculpté. Après avoir attendu impatiemment que son angoisse se dissipe, elle introduit la clé dans la serrure de la porte d’entrée. Elle l’entre-bâille craintivement en esquissant une grimace de contrariété avant d’en franchir le seuil, s’efforçant à présent de penser au plaisir de se faire peur, bien qu’elle ne soit pas spécialement friande de sensations fortes, mais faisant plutôt contre mauvaise fortune bon cœur. Une terrible appréhension s’est emparée de tout son être. Elle a subitement la désagréable sensation que la porte s’est refermée d’elle-même.
Le cœur battant à un rythme endiablé, elle a inconsciemment retenu son souffle avant de se glisser timidement et comme une ombre à l’intérieur de l’étrange demeure lourde et silencieuse.
Elle se risque à présent dans le grand couloir. La statue grotesque et inquiétante du démon Asmodée, le diable boiteux à l’aspect démoniaque et au regard hypnotique, postée en sentinelle, accueille les visiteurs éventuels. Son aspect terrifiant les met d’office dans l’ambiance, avec le désir évident de les placer en situation de complète insécurité. Tout ici respire la moisissure et il y flotte comme une odeur de souffre. D’autres remugles aux origines peu avouables se mêlent à ces relents peu engageants.
Les portraits des habitants successifs du manoir qui recouvrent les murs semblent se déformer à son passage, ce qui n’est pas pour la rassurer dans cette obscurité qui la pénalise. Etant donné l’urgence de la situation, l’agence n’a pas eu le temps de faire remettre l’installation électrique en service. Heureusement, Sylvia s’est munie d’une torche pour parer à cet inconvénient. La bâtisse se révèle opaque dans ses moindres recoins, malgré les craintifs rayons de soleil qui s’infiltrent timidement au travers des persiennes ajourées, donnant l’impression que les objets sont éclairés par une lumière sépulcrale.
Elle a franchi les derniers mètres la séparant du grand salon. Il y règne un froid singulier. Des chuchotements et des plaintes semblent sortir de ses murs recouverts de boiseries. Le portrait suspendu au-dessus de la monumentale cheminée en pierre représentant un homme âgé au visage parcheminé, ridé et desséché, pareil à un démon vomi par l’enfer, a immédiatement attiré son attention. Ce ne peut être que celui de Cornelius. Ses yeux au regard froid et agressif semblent suivre ses moindres mouvements et condamner son intrusion. L’œil terrible, glacial et accusateur qu’il paraît porter sur cette importune visiteuse est sans équivoque, semblant lui reprocher la profanation de de ces lieux au demeurant interdits, ce qui la fait frissonner. Durant quelques secondes, Sylvia a même eu la désagréable sensation que l’horrible portrait la menaçait de son doigt. Son imagination fertile lui jouerait-elle des tours ? La névrose que représente cette maison nimbée de surnaturel persiste en elle comme une menace incohérente et terrifiante. Elle s’entête à s’exercer comme l’irruption sournoise de l’irrationnel dans la grisaille du quotidien. Visiblement mal à l’aise, Sylvia ne sait subitement plus que faire, afin de conjurer cette obsession. Elle sent à ses côtés une présence d’outre-tombe tapie dans l’ombre. Elle a vivement détourné son regard de cette photographie au teint cadavérique, de cette caricature humaine de l’ancien maître des lieux, qu’elle rend manifestement responsable de cette situation.
La pièce est encore remplie d’objets aussi mystérieux que poussiéreux et la plupart du mobilier est recouvert d’un drap blanc. Cette atmosphère fantomatique où semble régner une ambiance hostile ne fait que renforcer cet effet de terreur superstitieuse. Ne va-t-elle pas s’imaginer à présent que, les nuits d’orage, cette fantastique demeure doit irradier de mille lueurs suspectes sous les éclairs ! Des ingrédients qui contribuent à accentuer encore et encore ce stress insupportable qui s’est emparé de sa personne depuis qu’elle est entrée. Prise dans l’univers restreint de cette étrange bâtisse, ce sentiment d’oppression ne fait que s’amplifier.
Mais le temps presse. Elle se doit de satisfaire son client. Elle réalise brusquement que son imagination est en train de la plonger dans un cauchemar intolérable ! Cette anxiété qui la torture n’est de toute évidence qu’anodine, totalement dénuée de sens. Elle a tout à coup conscience qu’elle alimente inutilement et déraisonnablement son imaginaire. Cette impression de retrouver son âme d’enfant et de faire resurgir quelques fantasmes enfouis au plus profond de son subconscient lui fait même hausser les épaules. Qu’aurait-elle à redouter de ces vieilles pierres à l’esthétique repoussante, mis à part le fait d’en faire échouer la vente ? Exerceraient-elles sur sa personne un effet subjectif ? Et puis … Elle n’est pas craintive de nature. Et tout le monde sait que les fantômes, ça n’existe pas ! … Alors .. Que diable ! Bien que le mot soit mal choisi … Il lui faut se reprendre ! Il y a des choses qu’il faut accepter sans se poser de questions. Elle se doit d’exorciser ses peurs et ses phobies afin de commencer son inspection sans plus tarder et s’assurer que tout est en ordre. Elle n’a pas le choix. La bâtisse ne compte pas moins d’une quarantaine de pièces qui s’étendent sur trois niveaux.
Elle a ravalé nerveusement sa salive à plusieurs reprises, avant de se risquer à poser le pied sur la première marche du grand escalier en spirale qui mène aux étages. Les boiseries anciennes craquent bruyamment sous ses pas hésitants, ce qui contribue à accentuer encore cette atmosphère de cauchemar. Elle a recommencé à frissonner, sentant au fond d’elle-même sourdre de nouveau une folle angoisse. Sur le qui-vive, la voilà qui se prend tout à coup à décortiquer le moindre bruit suspect.
Elle vient d’emprunter le grand couloir tortueux, sombre et sinueux du premier étage, avec l’étrange sensation qu’il ne la mènera nulle part. Le parquet qui grince sous ses pas renforce encore ce sentiment d’insécurité. Mais elle vient de tressaillir ! Retenant son souffle, elle a tendu l’oreille … Oui, elle en est pratiquement certaine … Un bruit émane du rez-de-chaussée ! … Ses pulsations se sont subitement accélérées … C’est une porte qui vient de s’ouvrir dans le grand salon qu’elle a traversé quelques minutes auparavant. C’est à présent parfaitement audible, et même de plus en plus accentué … Quelqu’un est en train de gravir l’escalier et elle perçoit un bruit métallique, ressemblant singulièrement à un cliquetis de chaînes ! Plus de doute … Elle a cette fois la sensation d’être la victime choisie, attirée vers le lieu où le monstre l’attend, comme l’araignée guettant la mouche …
Sans même prendre le temps de réfléchir, elle s’est jetée sur la porte de la première chambre qu’elle referme précipitamment derrière elle. Après un coup d’œil circonspect, elle s’est tapie derrière l’armoire qui meuble les lieux. C’est un sentiment de panique qui est cette fois en train de la submerger. Elle en retient même sa respiration. On se déplace dans le couloir … Le pas qui résonne comme une menace latente à la manière d’un écho maléfique durant une poignée de secondes, s’atténue toutefois peu à peu, semblant se perdre dans le néant.
Avec mille précautions, elle se prépare à quitter la pièce. La main sur le bec-de-cane, elle prête l’oreille avant d’entrebâiller la porte pour risquer un œil dans le couloir. Le passage est désert. C’est sur la pointe des pieds qu’elle s’empresse de rebrousser chemin et descend précipitamment les marches du grand escalier. Elle a rejoint le grand salon sans même s’être retournée et s’est déjà pressée vers la sortie, lorsqu’à l’instant où elle passe une nouvelle fois devant le portrait de Cornelius dont le visage aux traits ahurissants et à l’aspect diabolique paraît la défier de son regard de braise, celui-ci chute lourdement sur le sol.
Une main sur la poitrine, elle s’est retournée, guettant le démon qui habite sans nul doute ces lieux ensorcelés et qui doit s’être lancé à sa poursuite … Il ne va plus tarder à se manifester et elle s’est mise à trembler de tous ses membres. Mais seul un silence sépulcral et inquiétant répond à son tourment. La caricature de l’étrange bonhomme qui gît à ses pieds semble rire de son désarroi et c’est un coup de talon rageur qui vient de mettre un terme à cette horrible défiance.
La gorge nouée par l’angoisse, elle reprend peu à peu confiance et réalise bientôt la stupidité de son geste d’humeur. Mais son cœur a cette fois fait un bond dans sa poitrine et une lueur d’effroi s’est allumée dans ses prunelles, tandis que les traits de son visage reflètent l’épouvante … Elle sent un souffle chaud et haletant sur sa nuque et des mains froides et visqueuses se sont posées sur ses épaules …
– Sylvia ! Hé Sylvia ! Ce n’est pas le moment de piquer un roupillon ! Penché sur elle et la secouant énergiquement, c’est le visage amusé de son amie et collègue de bureau Karine, qu’elle distingue en entrouvrant timidement une paupière.
Affalée sur son bureau, Sylvia met quelques secondes avant de reprendre totalement contact avec la réalité …
– Me suis assoupie… souffle-t-elle du bout des lèvres, les yeux hagards et l’air penaud, tout en étouffant un bâillement et en se redressant sur un coude, le cerveau encore embrumé.
– Je vois ça… constate Karine avec un sourire pincé… C’est vrai que cette semaine a été des plus éprouvantes et …
Mais elle a aussitôt interrompu sa remarque, le timbre d’appel du téléphone venant de résonner.
Après s’être saisie du combiné, elle échange quelques paroles avec la personne se trouvant à l’autre bout du fil avant de se tourner vers sa collègue, tout en replaçant l’appareil sur son support .
– Tu vas pouvoir te dégourdir les jambes !… lui lance-t-elle avec un gloussement amusé… C’était le patron. Tu ne devineras jamais !
– Deviner quoi ? T’en prie. Suis pas trop dans mon assiette aujourd’hui.
– Tu te souviens … Cette vieille bicoque ? Le manoir de Cornelius ? Hé bien … T’as plus une seconde à perdre. Le patron désire que tu fonces là-bas voir si tout est en ordre. Un client souhaite la visiter demain dans la matinée.
!!!!!!!!
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Le Manuscrit des Ombres
Stephan Lewis
CHAPITRE I
Sylvia Troletti est dans l’avion qui l’emmène vers Carcassonne. Elle vient de relire pour la énième fois le petit bout de papier qui traîne au fond de sa poche et l’appréhension continue de se lire sur son beau visage. Mais les hôtesses ont prié les passagers de se sangler sur leurs sièges, le Boeing 747 amorçant sa procédure d’atterrissage.
Cette jeune Française de vingt sept ans aux yeux pervenche, blonde comme les blés, dont les formes parfaites et harmonieuses sont étroitement moulées par une tunique blanche serrée à la taille, contient de moins en moins bien l’impatience qui s’est emparée de sa personne. Qui a bien pu lui envoyer ce curieux message ? En premier lieu, elle n’y avait guère prêté attention. Il s’agissait de toute évidence d’un canular, d’une mauvaise farce glissée dans sa boîte aux lettres sous enveloppe insuffisamment affranchie d’ailleurs, le facteur lui ayant réclamé la taxe correspondante. Puis, la curiosité aidant, résolue à en avoir le coeur net,elle avait fini par plier bagages.
Un léger choc lui indique qu’ils viennent d’atterrir. Les hôtesses invitent aussitôt les passagers à quitter l’appareil et ces derniers se dirigent vers la sortie sans précipitation, en file bien ordonnée. Il ne reste plus à Sylvia qu’à trouver un moyen de locomotion pour se rendre dans la localité indiquée dans ce mystérieux message. D’après ses calculs, Montségur, le petit bourg en question, se trouve à une heure de route de Carcassonne et le parking de l’aéroport fourmille de taxis qui semblent attendre le client de pied ferme.
Après avoir indiqué le nom du village au chauffeur barbu qui l’a saluée d’un doigt collé à la casquette, elle a pris place à l’arrière du véhicule.
Et la voici partie bon train vers sa destination…
Sylvia est encore indécise, mais elle ne peut plus reculer. A l’évidence, elle se sentira d’autant plus tranquillisée lorsqu’elle aura vérifié les allégations du mystérieux auteur de cette non moins énigmatique missive.
L’esprit en ébullition, elle regarde machinalement le paysage qui défile.
Un panneau de signalisation lui indique bientôt qu’ils sont arrivés. C’est avec un léger pincement au coeur qu’elle demande au chauffeur de la déposer devant le premier hôtel.
Claquement de portière et le taxi redémarre, la laissant, la mine perplexe, devant l’entrée de l’unique établissement hôtelier du petit bourg, qui ne compte guère plus d’une centaine d’âmes.
Après une ultime hésitation, elle a franchi le porche en soupirant.
L’homme qui trône derrière le comptoir de la réception feuillette un magazine et lui adresse un salut lapidaire en relevant nonchalamment la tête.
– Bonjour ! Je désire une chambre pour la nuit… lance-t-elle en esquissant un sourire furtif.
– Jour mab’selle ! C’est cinquante trois euros, petit déjeuner compris. Le service est à 8 heures… indique le réceptionniste d’une voix pâteuse.
– Ca me va.
– Vot’ clef mab’selle. Chambre 12.
– Merci … euh … Je voulais vous demander : Le cimetière se trouve loin d’ici ?
– Trois ou quatre cents mètres. En sortant,prenez tout droit, puis immédiatement à gauche.
Après avoir remercié l’hôtelier, réglé la note par anticipation et couché son nom sur le registre de l’hôtel, la jeune femme a emprunté l’escalier qui mène à l’étage.
D’un regard circulaire, elle a rapidement fait le tour de la chambre avant de se laisser choir mollement sur le lit pour allumer une cigarette. Durant un instant, perdue dans ses pensées, elle observe le nuage de fumée bleutée qui paraît s’enrouler en spirales vers le plafond jauni. C’est avec une moue de tergiversation qu’elle extirpe la lettre écornée du fond de sa poche, pour s’attarder une nouvelle fois sur son contenu …
» Mademoiselle Troletti, on ne se connaît pas et mon nom est sans importance. Sachez seulement que je faisais partie des derniers membres de L’Ordre de l’Etoile d’Argent. Ne cherchez pas à comprendre pour l’instant. Quelque chose d’inconcevable vous concernant et dont vous êtes le réceptacle vient de se produire. C’est vous et vous seule qui êtes au centre de ce phénomène incompréhensible dépassant l’entendement et pourtant malheureusement bien réel. La survie du globe en est maintenant l’enjeu et l’humanité va basculer dans un gouffre de terreur et de désolation. Le temps me manque, mais je vous en conjure, il vous faut admettre cette surprenante vérité. Il est impératif que vous vous rendiez le plus rapidement possible au cimetière de Montségur. C’est un petit bourg du sud de la France. Les Veilleurs de l’Apocalypse sont d’ores et déjà après moi et les minutes me restant à vivre sont comptées. Vous devrez chercher la troisième tombe en partant de la seconde allée. Aussi absurde que cela puisse vous paraître, c’est à l’intérieur de celle-ci que vous avez été inhumée le mois dernier. Sur votre tombeau a été tracée une étoile à cinq branches, dont le centre est traversé par un trident. A partir de l’instant ou vous l’aurez trouvé, vous devrez agir avec une extrême rapidité afin d’éviter d’entrer dans la Zone des Oubliés, car Ils sont déjà là . Il est indispensable que vous ouvriez le caveau pour accéder au cercueil afin que vous puissiez récupérer la pierre de Tuaoi que vous portiez autour du cou. Cette pierre en cristal est la clé de l’Univers. Elle est destinée à ouvrir la porte interdite et invisible du Sanctuaire de la Connaissance qui relie le ciel à la Terre. Il est le gardien de l’histoire de l’humanité et renferme le sixième livre du Pentateuque, le livre secret qui manque à la Bible. Ne perdez pas un seul instant … et que Dieu vous garde. »
Les lèvres pincées, elle s’est gratté le menton d’un air songeur … » C’est pas vrai, j’hallucine ! Je n’aurais jamais dû m’embarquer dans cette histoire de fou ! Ce type est malade ! Ou il s’agit d’une plaisanterie d’un goût pour le moins douteux ! » … marmonne-t-elle dans un soupir en fourrant la lettre dans la poche de sa veste, avant d’écraser nerveusement sa cigarette dans un cendrier.
Il est un peu plus de 17 h 00 et en ce mois d’octobre 2003, la nuit ne va plus tarder à s’installer. Elle décide néanmoins de se rendre séance tenante au cimetière, la fébrilité qui s’est emparée de sa personne ne lui permettant pas de remettre ses investigations au lendemain.
Elle a ouvert sa valise pour se saisir de son petit calibre 38 Smith & Wesson qu’elle glisse dans son sac. Puis,elle quitte aussitôt la pièce d’un pas decidé.
En traversant le hall de l’hôtel,elle jette machinalement un oeil sur le réceptionniste qui semble toujours aussi absorbé par la lecture de son magazine et ne daigne même pas relever la tête, tandis que sa cliente se dirige déjà vers la sortie.
Comme le lui a indiqué ce dernier, l’entrée du cimetière lui apparaît presque aussitôt après qu’elle ait quitté l’établissement.
Bien que peu convaincue du bien-fondé de sa démarche, c’est le coeur battant qu’elle progresse à présent d’un pas lent et discret le long de l’allée qui borde les tombes, l’oeil attentif aux inscriptions gravées sur les caveaux … Lorsque soudain elle a tressailli …
Elle vient de repérer le pentagramme, l’étoile à cinq branches percée d’un trident, tracée sur l’une des sépultures qui est censée renfermer sa dépouille, ce qui correspond à la description de son mystérieux messager. Une seule inscription en langue latine : » In hoc signo vinces * » dont elle ne saisit pas le sens, figure sous l’étoile, sans autre indication sur l’identité du défunt. Reste à savoir de quelle manière elle va procéder et surtout, si elle doit poursuivre dans cette voie ou tout simplement renoncer, car le sens de ce message lui semble de plus en plus fou ! Comment pourrait-elle être morte et enterrée en ces lieux, alors qu’elle est bien vivante, plantée devant ce tombeau qui, à l’évidence, ne peut être le sien !
(* Par ce signe, tu vaincras)
Des pas qui crissent sur le gravier mêlés au bruit d’une respiration haletante lui font brusquement tourner la tête. Elle n’aperçoit pas le ou les responsables, hormis une silhouette furtive qui s’est aussitôt fondue dans la nuit naissante, créant du même coup une atmosphère inquiétante, ce qui la fait frissonner l’espace d’un instant. Après un dernier regard jeté aux alentours, elle s’est éloignée d’un pas étouffé, s’empressant de se diriger vers la sortie.
Un cri sinistre et perçant vient de retentir, aigu et soutenu, comparable au cri sans fin d’un rapace torturé, suivi d’un silence non moins angoissant, la figeant instantanément dans une immobilité de statue. Son corps s’en trouve subitement paralysé, totalement insensible à la morsure que sa mâchoire inflige à sa lèvre inférieure, tandis qu’elle croit discerner une ombre imprécise qui se glisse entre les tombes. Une lueur d’effroi s’est allumée dans ses prunelles. Elle est toutefois parvenue à se reprendre pour se hâter vers la grande grille donnant accès au cimetière. L’oreille aux aguets, elle perçoit à présent un bruit de course qui va en s’amplifiant, se dirigeant à n’en pas douter dans sa direction, tandis que résonne un souffle rauque.
Un malaise intense a pris possession de la jeune femme. Elle sent avec angoisse une peur panique qui s’infiltre progressivement en elle. Elle s’est même mise à trembler de tous ses membres et une étrange sensation semble la pénétrer, une sensation de froid glacial. Affolée, elle a laissé choir son sac à main pour se précipiter vers la sortie, tandis que le souffle rauque s’est subitement transformé en une espèce de grognement rageur, pareil à celui d’une bête fauve dont la proie menace de s’échapper, mais une bête invisible.
C’est en courant qu’elle franchit la distance la séparant de son hôtel sans même s’être retournée, pour se ruer sur le portillon d’accès, heurtant brutalement l’homme qui quittait tranquillement l’établissement …
Hors d’haleine, une main sur la poitrine en un mouvement dénotant une gêne respiratoire passagère due à son essoufflement, la jeune femme a toutefois repris son sang froid. C’est à présent d’un air embarrassé qu’elle tente de se confondre en excuses, détaillant d’un regard navré celui qu’elle vient de bousculer par inadvertance.
Celui-ci s’est empressé de lui adresser un sourire des plus rassurants, visiblement plus amusé par la mine confuse qu’elle continue d’afficher, que semblant se formaliser de l’incident dont il vient de faire les frais. Il la dévisage à son tour d’un air surpris …
– Je ne vous avais pas vu ! … continue-t-elle d’une voix déconfite.
– Cela vous arrive souvent de jouer les cascadeuses ?… sourit l’autre sur le ton de la plaisanterie, avec un léger accent anglo-saxon.
– C’est que … je … bafouille-t-elle lamentablement, ce qui a pour conséquence de déclencher un rire clair et franc chez l’homme en question, svelte et bâti en athlète. Il ne paraît pas dépasser la quarantaine. Cheveux noirs taillés en courte brosse, il porte jean et pull à col roulé, un blouson de cuir noir jeté négligemment sur l’épaule, retenu par deux doigts.
– Je vous en prie mademoiselle. Il n’y a pas de mal. Mais permettez que je me présente. Mon nom est Dany Ballantine. Je suis Britannique.
– Enchantée monsieur Ballantine … euh … Je suis vraiment confuse … Sylvia Troletti… ajoute-t-elle en serrant maladroitement la main tendue… Mais je vous assure que…
– Oh, c’est déjà oublié ! Pas de mal je vous dis… insiste l’autre, banalisant déjà l’incident d’un geste de la main… Mais … si je puis me permettre… continue-t-il en accentuant son sourire… Vous sembliez avoir le diable aux trousses comme disent les Français en pareille circonstance !
– Euh …oui. En fait j’ai bêtement paniqué. Je reviens du cimetière et j’ai cru que quelqu’un en avait après moi. D’où mon affolement avec les conséquences malheureuses que vous venez de constater à vos dépends.
– Après vous, dites-vous ? C’est étonnant ! Montségur est un petit village calme, d’ordinaire tranquille et sans histoire !
– Vous avez certainement raison monsieur et …
– Dany … Vous pouvez m’appeler Dany.
– Excusez-moi encore Dany. Je me suis certainement affolée à tort. Vous m’en voyez sincèrement navrée. J’en ai même perdu mon sac.
– Qu’à cela ne tienne. Si vous le permettez, pressons-nous d’aller le récupérer avant que le vilain qui était à vos trousses ne se l’accapare… plaisante Ballantine avec un sourire réconfortant.
Moins de quelques minutes plus tard, ils pénètrent dans le petit cimetière communal. Sylvia a aussitôt repéré l’allée où elle avait laissé choir son sac à main, mais celui-ci a disparu.
– Vous êtes certaine de l’avoir abandonné à cet endroit ? … insiste Ballantine.
– Oui, je ne peux me tromper. C’est près du tombeau où je suis … commence-t-elle, sans toutefois oser terminer son explication, brusquement embarrassée, soudainement consciente de sa maladresse vis à vis de cet inconnu des plus galants, mais qui risque de douter de sa raison.
– Où vous êtes ?… relève cependant Ballantine en fronçant les sourcils.
Mais la jeune femme n’aura pas le loisir d’apporter un éclaircissement à sa déclaration … L’étrange cri qu’elle avait déjà perçu auparavant vient de retentir une nouvelle fois, tandis que des ombres menaçantes sortent de la nuit.
Ballantine et sa compagne ont échangé des regards effarés, tandis qu’une impression de froid intense les enveloppe subitement.
– Vite, par ici ! …a lancé Ballantine en agrippant le bras de la jeune femme qui levait déjà sur lui un regard désemparé, l’entraînant vivement vers la sortie.
Une course-poursuite s’est aussitôt engagée et un long hurlement inhumain a retenti.
Plusieurs silhouettes légèrement voûtées, revêtues dirait-on d’une cape, la tête encapuchonnée, comme sorties du néant telle une nuée fantomatique, se déplacent subitement dans leur champ de vision, entamant une manœuvre d’encerclement.
A l’instant où l’un de ces êtres hallucinants s’est rué sur lui en feulant, Ballantine s’est instinctivement courbé … D’un coup de rein, il l’a projeté par-dessus son épaule, accompagnant son action d’un violent coup de pied expédié à toute volée, envoyant une seconde créature au tapis.
Une brèche s’est ouverte dans le cercle des mystérieuses apparitions cauchemardesques. Visiblement surprises par cette contre-offensive des plus musclées, elles ont stoppé leur attaque. D’étranges grognements semblables à des plaintes de damnés mêlées à des grincements convulsifs résonnent dans le cimetière. Ce flottement passager a laissé inopinément l’occasion aux deux autres de se précipiter vers la sortie sans demander leur reste.
Au terme d’une course folle qui n’a pourtant duré qu’une poignée de minutes, Ballantine, qui s’est retourné à plusieurs reprises, a constaté qu’ils n’étaient pas poursuivis. Mais ils ont sursauté … Un long cri bestial, vrillant, tranchant, effroyable, semblable à un hurlement démoniaque et coléreux, vient de résonner une nouvelle fois comme une menace latente à travers la nuit.
– C’est incroyable ! … s’est exclamée Sylvia d’une voix étranglée en se jetant une nouvelle fois sur le portail du hall de l’hôtel.
– Je ne sais pas à qui ou à quoi nous avons eu affaire, mais j’ai la nette impression que nous l’avons échappé belle… réalise notre ami en reprenant sa respiration, tout en détaillant le visage dilaté de la jeune femme dont les yeux continuent d’exprimer une sourde terreur… Tout compte fait, je pense mériter une petite explication de votre part. Mon petit doigt me dit que vous ne devez pas être étrangère à ce phénomène… se presse-t-il d’ajouter en surveillant l’extérieur à travers la porte vitrée.
L’ennui et l’hésitation semblent aussitôt prendre possession de la jeune femme.
– Vous ne me croiriez pas monsieur Ballantine et …
– Dany … Vous vous souvenez. Appelez-moi Dany… l’interrompt ce dernier avec un sourire engageant.
– Oui. Excusez-moi Dany. Mais …
– Mais ?
– Et bien voilà. Au risque de passer pour une folle, ceci est l’objet de ma visite en ces lieux … déclare-t-elle sur le ton de la confession, en extirpant la lettre de sa poche avec la moue appropriée pour la remettre à Ballantine.
– Je peux ?… s’assure toutefois celui-ci avec un geste embarrassé.
– Je vous en prie. Mais vous risquez d’être surpris.
Ballantine a parcouru la missive d’un œil attentif.
– D’emblée, on pourrait croire à un canular… murmure-t-il, la mine réfléchie … Mais voyez-vous mademoiselle…
– Sylvia… lui souffle-t-elle à son tour, avec un sourire en coin.
– Voyez-vous Sylvia, l’étrange incident dont nous venons d’être l’objet me laisse méditatif. Comme je vous le disais, j’ignore par qui ou par quoi nous avons été agressés. Par contre, ce dont je suis pratiquement certain, c’est le fait que ces créatures n’avaient rien d’humain.
– Et vous avez entendu ces hurlements démoniaques !… frissonne encore la jeune femme.
– Démoniaque est en effet le mot qui convient. Ce qui est plus étrange encore, c’est le fait que ces » choses » dégageaient une sensation de froid comparable, dirons-nous, à du marbre… souligne Ballantine, le menton pris entre le pouce et l’index.
* *
Ballantine et la jeune femme sont installés l’un en face de l’autre, autour de l’une des tables du salon de l’hôtel. Il est près de 19 h. Etant donné la tournure aussi énigmatique qu’inquiétante, voire même menaçante que prend l’incident, tous deux ont une mine réfléchie, commentant les derniers événements avec une certaine velléité.
– Je ne voudrais pas vous inquiéter Sylvia, loin de moi cette idée. Cependant, il est à considérer que ce à quoi nous venons d’être confrontés ce soir, pourrait bien avoir un lien avec le contenu de cet étrange message… confie Ballantine, visiblement préoccupé.
– Vous … Vous pensez que …
– Oui. Et si vous permettez que je vous donne mon avis, ces créatures de cauchemar qui nous ont agressés, pourraient bien tenter de s’en prendre à nouveau à votre personne… appréhende-t-il avec une grimace mal réprimée.
– Mon Dieu, que vais-je faire !
– Il ne sert à rien de vous tourmenter pour l’instant… poursuit Ballantine en s’efforçant de prendre un ton rassurant… Mais pour cette nuit, en restant ici et sans protection, je crains que vous ne receviez une visite pour le moins désagréable.
– Mais … Où voulez-vous que …
– Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, vous passerez la nuit dans la villa de mon ami et compatriote le professeur Joseph Winter. Croyez-moi, il sera ravi de vous héberger. Qu’en pensez-vous ?
– Eh bien …euh … Je ne sais pas … J’ai peur de déranger et …
– N’ayez surtout aucune inquiétude à ce sujet. Vous verrez, le professeur sera ravi d’accueillir une jeune femme aussi ravissante dans ses murs.
Visiblement embarrassée, l’intéressée hésite un instant.
– Bon, j’accepte volontiers votre hospitalité … finit-elle par décider, en gratifiant son nouvel ami d’un sourire timide, mais emprunt de reconnaissance.
Elle a récupéré ses bagages sous le regard inquisiteur et plutôt inquiet de l’hôtelier, qui voit d’un mauvais œil ce départ anticipé et précipité. Mais Ballantine qui fait certainement partie de son entourage familier s’est empressé de le rassurer. Il a assurément trouvé la bonne excuse, car l’homme paraît cette fois non seulement faire preuve de compréhension, mais également d’une certaine indulgence. Il ne s’est d’ailleurs guère fait prier pour rembourser sa cliente en esquissant un sourire navré.
Cinq petites minutes auront suffi à rallier l’imposante propriété du professeur Joseph Winter, archéologue de son état et ami inséparable de Dany Ballantine. C’est avec un évident plaisir que la jeune femme s’est attardée durant quelques instants à contempler l’élégante et spacieuse résidence, séduite par la beauté et le charme qui se dégage de cet ancien corps de ferme luxueusement rénové avec un goût des plus raffinés.
Emmitouflée au cœur d’un parc immense tapissé de pelouses verdoyantes et de massifs fleuris, elle est éclairée comme en plein jour par des rampes de projecteurs dissimulées sous des tapis de verdure.
Ils en ont à peine franchi le seuil, qu’un domestique en livrée, portant l’habit de majordome avec gilet jaune rayé de noir, s’est déjà précipité. Il salue la nouvelle arrivante avec courtoisie, dans la plus stricte tradition du protocole anglo-saxon, en y ajoutant une respectueuse inclinaison du buste. L’accent avec lequel il s’est exprimé ne laisse aucun doute quant à sa nationalité.
– Je te présente mademoiselle Sylvia Troletti. Elle est Française… lui souffle Ballantine en désignant la susnommée, qui gratifie à son tour l’employé de maison d’un sourire discret… Où se trouve le professeur ?… enchaîne notre ami en déposant son blouson sur le dossier d’un siège.
– Monsieur est dans le grand salon… l’informe le majordome avant de tourner poliment les talons pour se diriger vers les cuisines, après avoir débarrassé la jeune femme de sa jaquette.
– C’est Alexander. L’homme de confiance du professeur… indique Ballantine à sa nouvelle amie, en l’entraînant avec empressement à la rencontre du maître des lieux.
Ils viennent de pénétrer dans la pièce principale dont les murs sont garnis de toiles de maîtres. Un singulier personnage, accusant la soixantaine bien sonnée, se tient derrière un bureau monumental près de l’imposante bibliothèque qui regorge d’ouvrages. Il a le front partiellement dégarni et porte de petites lunettes cerclées d’acier sur le bout du nez. Sa veste d’intérieur laissant voir un col de chemise orné d’un nœud papillon des plus volumineux, le met parfaitement en harmonie avec son univers.
– Nous avons une visite professeur … l’avise Ballantine en refermant la porte.
– Une charmante visite… constate l’interpellé en dévisageant la jeune femme par-dessus ses besicles et en lui adressant un sourire des plus engageants.
– J’ai convié mademoiselle Troletti à passer la nuit sous votre toit. Des vilains sont à ses trousses.
– C’est une très bonne initiative… se réjouit aussitôt ce dernier en tendant une main chaleureuse à l’intéressée en guise de bienvenue… Des vilains dites-vous ?
– En réalité, je crois que mademoiselle Troletti se trouve au cœur d’une bien étrange affaire… précise Ballantine avec une moue circonstancielle.
Tous trois sont à présent calés dans les confortables fauteuils de style anglais qui meublent le grand salon, illuminé par le feu de bois qui crépite à travers la cheminée. Les discussions vont bon train. Le professeur, qui a parcouru le mystérieux message à son tour, a également été informé du déroulement des derniers événements, ce qui le déconcerte totalement.
– A vous entendre, on serait tenté de croire que des spectres hantent le cimetière !… s’effare-t-il en avalant une gorgée de son cognac millésimé que vient de leur servir Alexander, avant d’en faire claquer sa langue de satisfaction.
– Vous ne croyez pas si bien dire professeur… relève Ballantine… Je vais même vous avouer que l’espace d’un instant, lorsque ces … » choses » nous ont agressés, j’ai eu le sentiment et le reflet morbide de me trouver en enfer, face à une horde de créatures démoniaques en quête de victimes potentielles.
– Il y a aussi cette curieuse sensation de froid que nous avons ressentie… souligne la jeune femme en frissonnant.
– En premier lieu et si nous voulons prendre les choses par le début,… observe Winter en bourrant soigneusement la pipe qu’il vient d’extraire d’un tiroir… il nous faut considérer si vous devez ou non prendre au sérieux la teneur de cet étrange message, car son auteur est anonyme. En outre, cette agression dont vous avez été les victimes peut en être le résultat de cause à effet.
– Il prétend faire partie de la congrégation de l’Ordre de l’Etoile d’Argent. Une secte sans aucun doute… gage Ballantine, songeur.
– Pas si vite Dany !… tempère aussitôt Winter en tirant précipitamment une bouffée de son brûle-gueule, la tête environnée d’un nuage de fumée… Si je ne m’abuse, cet Ordre singulier, inconnu des profanes, réunissait des membres dont les préceptes étaient basés sur le fait qu’une Intelligence Supérieure gouverne l’Univers ainsi que tout ce qui s’y trouve. Cette communauté secrète vivait en marge de la société, retirée du monde des humains. Nul n’a jamais su exactement qui étaient ces gens, d’où ils venaient réellement et quel était leur véritable but. Leur raison d’être a toujours été entourée d’un épais mystère. Ils apparurent en France en l’an 800, sous le règne des Carolingiens. Leur origine reste encore inexpliquée de nos jours… commente encore Winter, en parcourant du regard les étagères de sa volumineuse bibliothèque.
Puis, s’emparant d’un volume qu’il feuillette durant quelques secondes avec une attention soutenue … Voilà. J’y suis … indique-t-il, en déposant délicatement sa pipe dans un cendrier… D’après ce qui est dit ici, les membres qui revendiquaient le prestigieux blason de la Congrégation de L’Ordre de l’Etoile d’Argent avaient pour nom les Chrestians. Ils avaient l’originalité d’être dotés de particularités physiques assez étonnantes : Ils étaient chauves, dépourvus d’oreilles et avaient les pieds et les mains palmés. (véridique)
– Des caractéristiques physiologiques pour le moins surprenantes et hors du commun !… souligne Ballantine, avec une mimique de surprise.
– C’est également mon avis… acquiesce Winter… Comme cet aspect était précisément considéré comme repoussant, ce qui paraît d’ailleurs justifié, vous en conviendrez, obligation leur était faite de se vêtir avec discrétion, afin de dissimuler autant que possible ce physique disgracieux. Ils avaient en outre, comme autre contrainte, charge de porter, cousue sur leurs vêtements et bien en vue sur la poitrine, une patte d’oie séchée et peinte en rouge. Cette signalétique rappelait à la population que ces êtres avaient ce singulier point commun avec les palmipèdes.
– Cette race paraît avoir subi une ségrégation des plus sévères !… note encore Ballantine, visiblement interloqué.
– Ces êtres atypiques soumis au port d’un insigne distinctif appelé couramment le signe d’infamie et qui vécurent en marginalité de la race humaine, essaimèrent surtout en Europe avant de disparaître. Ils ne donnèrent plus signe de vie depuis le début de ce siècle… résume encore Winter avec une moue de tergiversation.
– Apparemment vous n’êtes plus en possession de l’enveloppe qui contenait le message ?… s’enquiert pensivement Ballantine auprès de la jeune femme.
– Non. J’avoue que je n’ai pas jugé utile de la conserver.
– En fait, la première chose à faire serait de retrouver l’auteur de cette mise en garde assez particulière… suggère encore Ballantine.
– Lorsque cette lettre vous est parvenue, avez-vous prêté attention au lieu d’expédition figurant sur l’estampille de la poste ?… enchaîne Winter, le menton pris entre le pouce et l’index.
– Oui. En effet… acquiesce Sylvia, tout à coup réfléchie… Le cachet indiquait Lavelanet, si mes souvenirs sont exacts.
– Lavelanet !… s’étonnent conjointement les deux autres, sourcils froncés.
– Oui. Lavelanet. Mais je ne sais pas …
– Lavelanet se trouve à une vingtaine de kilomètres de Montségur… mentionne aussitôt Winter.
– Si notre homme réside dans cette commune et s’il obéit aux caractéristiques physiques que vous nous avez décrites professeur, il nous sera je pense relativement aisé de l’identifier… réalise Ballantine.
– Assurément. En supposant toutefois que ce soit réellement un membre de la Congrégation de l’Ordre de l’Etoile d’Argent comme il le prétend… souligne Winter avec une moue de perplexité.
– Toujours est-il que lui seul serait en mesure d’apporter les éclaircissements nécessaires à cette mise en garde pour le moins singulière… observe Ballantine… Il est vrai que l’on aurait pu la croire dénuée de sens, si nous n’avions été nous-mêmes confrontés à ces étranges créatures sorties d’un mauvais film d’épouvante et qui n’étaient pas là pour la démentir… rappelle-t-il encore avec une grimace mal réprimée… Si je me fie à mon instinct, ce à quoi nous avons assisté ce soir est certainement en corrélation étroite avec le contenu de ce mystérieux message.
– Je suis également de cet avis… relève Winter en avalant d’un trait sa dernière goutte d’alcool.
– Si vous êtes d’accord tous les deux et si vous acceptez notre aide Sylvia, je propose que nous allions faire un tour du côté de Lavelanet dès demain… suggère Ballantine sur le ton de la conclusion.
Le sourire approbateur de la jeune femme semble avoir suffi à notre ami. Quant au professeur, il a simplement haussé les épaules en guise d’assentiment.
CHAPITRE II
Le lendemain, 7 octobre 2003 … 10h35 …
La berline du professeur vient de se garer le long de la rue principale de Lavelanet, libérant aussitôt son trio d’enquêteurs occasionnels.
– Nous pourrons peut-être glaner quelque information à l’intérieur de ce troquet… présume Ballantine en désignant d’un geste le « café du commerce « … Dans ce genre d’établissement, nous risquons d’apprendre quelque chose d’intéressant.
C’est jour de marché et la place de cette petite bourgade de 8.400 habitants grouille de clients qui s’affairent auprès des étals des marchands. Le bistrot en question résonne d’un charivari assourdissant, mêlant à la fois les conversations qui vont bon train au chahut des consommateurs, le tout noyé dans un univers de fumée. Mais Ballantine vient de repérer une table restée libre au fond de la salle.
Installés sous un ventilateur poussif, ils détaillent les personnes présentes avec une attention soutenue, cherchant à tout hasard à identifier leur lascar parmi l’assistance. C’est peine perdue et c’est le serveur venu prendre la commande qui met un terme à leur observation …
– Nous recherchons un homme au physique assez particulier… glisse Ballantine avec un sourire d’amabilité envers le garçon de café.
– Un homme chauve, sans oreilles… complète impatiemment le professeur.
– Vous voulez certainement parler de Gédéon… imagine sans hésitation le serveur en débarrassant la table des quelques verres vides qui l’encombraient, avant de l’essuyer d’un coup d’éponge.
– Gédéon ?… relève Ballantine.
– Tout le monde ici le surnomme ainsi à cause de ses mains palmées. Vous savez, comme le canard du même nom dans les bandes dessinées… sourit le garçon en mimant brièvement le palmipède… D’ailleurs, à Lavelanet nous ignorons tous sa véritable identité… confie-t-il encore.
– Les mains palmées ! C’est notre homme… réalise Winter avec une mine de satisfaction.
– Est-ce que par hasard vous sauriez où habite ce … Gédéon ?… poursuit Ballantine.
– Derrière l’église. Vous n’aurez qu’à demander. Ici tout le monde le connaît.
– Nous vous remercions pour votre amabilité. Nous prendrons trois thés… conclut aussitôt Ballantine en lui adressant un sourire d’obligeance.
Quelques minutes plus tard, soulagé d’avoir quitté cet environnement enfumé, le trio est déjà rendu près de l’église de la commune. Le moteur de la berline tournant au ralenti, ils guettent le premier passant susceptible de pouvoir les renseigner ; ce qui ne tarde guère, une jeune femme se dirigeant déjà dans leur direction.
– Excusez-nous de vous importuner !… l’interpelle Ballantine en affichant un sourire des plus courtois… Nous cherchons Gédéon ?
– Gédéon ! … relève-t-elle en indiquant aussitôt une habitation sans aucune hésitation… C’est là ! … La quatrième maison avec le porche.
Sitôt après avoir remercié cette obligeante personne, ils ont tôt fait de garer leur véhicule avant de sonner au n° 32 où est censé demeurer l’homme en question.
La porte s’est ouverte sur un étrange personnage ressemblant grossièrement à un être humain. Il est vêtu d’une tunique écarlate et il est quasiment impossible de lui donner un âge. Ce qui frappe ses visiteurs au premier abord, ce n’est pas son teint olivâtre, ni le fait qu’il soit chauve, mais davantage le regard inquisiteur et pétillant d’un bleu intense, presque irréel, qu’il vient de porter sur leurs personnes. Comme l’avait indiqué le professeur, il n’a pas de pavillons d’oreilles, mais deux simples trous comme chez les sauriens dont il a l’aspect. Le visage est lisse comme celui d’un adolescent, tout en étant disgracieux. L’intéressé dégage une chaleur corporelle anormale.
Mais il vient de tressaillir en posant son regard sur la jeune femme, avant de la dévisager avec une intensité quasi insoutenable …
– Vous ici !… s’exclame-t-il d’une voix tremblante, sans même chercher à dissimuler son désarroi.
– Nous voudrions une explication… glisse Ballantine sans plus attendre.
– Mais qui êtes-vous ?…se reprend l’étrange personnage en s’adressant cette fois aux deux hommes, les détaillant d’un regard méfiant, tentant de se ressaisir.
– Nous sommes des amis de mademoiselle Troletti. Mon nom est Dany Ballantine. Et voici le professeur Joseph Winter.
Quelques secondes d’hésitation auront suffi pour que l’homme se décide…
– Bon … Entrez vite !… les prie-t-il aussitôt, la moue embarrassée, après avoir promené un regard circonspect à l’extérieur, avant de refermer précipitamment la porte.
– Vous semblez connaître cette jeune femme… observe Ballantine, sourcils froncés.
– C’est vous l’auteur de la lettre ?… complète d’emblée Winter sur un ton pressant.
Devant cette entrée en matière plutôt musclée, l’autre semble subitement mal à l’aise.
– Vous n’auriez pas dû venir ici… se contente-t-il de répliquer, la remarque assortie d’un geste accablé.
– Vous vous devez de vous expliquer sur le sens de cet étrange message que vous avez envoyé à cette jeune personne !… poursuit le professeur sur un ton peu amène.
L’homme a laissé fuser un soupir de résignation.
– Les mondes visibles et invisibles sont sur le point de cohabiter… laisse-t-il tomber d’une voix lasse et discordante, avec une grimace de contrariété.
Winter et Ballantine ont échangé des regards chargés de suspicion.
– Si c’est une plaisanterie, permettez-moi de vous dire que je la trouve plutôt grotesque… ricane ce dernier avec la moue appropriée.
– Pardonnez-moi monsieur, mais je n’ai guère l’esprit à plaisanter… se défend vivement l’homme, en les invitant d’un geste à pénétrer dans la pièce qui lui sert à la fois de cuisine et de salle à manger.
– Vous conviendrez toutefois que le contenu de votre message a de quoi surprendre ! Quand bien même nous lui accorderions le moindre crédit… enchaîne Winter.
– Il existe des vérités que les humains ne peuvent comprendre. Nul ne sait encore où finit le rationnel et où commence l’irrationnel… argumente l’homme en invitant ses hôtes à prendre un siège.
– Pourriez-vous être un peu plus précis ?… le prie Ballantine en le considérant d’un air interloqué.
– Depuis peu, un univers fantôme coexiste avec le nôtre… confesse l’homme sans plus attendre.
– Un quoi ?… tique Ballantine, tandis que Winter a haussé les sourcils et que la jeune femme paraît à son tour ne pas saisir le sens de la repartie.
– Pardonnez-moi monsieur … ?
– Ballantine… rappelle l’intéressé.
– Excusez-moi monsieur Ballantine. En ce moment je n’ai plus trop ma tête. Bien que cela paraisse relever de la fiction, un univers fantôme interfère depuis peu avec le nôtre. Il est omniprésent et invisible, mais cependant bien réel… ajoute-t-il d’une voix mécanique.
– Pourriez-vous être plus clair ?… insiste cette fois le professeur en le fixant avec insistance par-dessus ses lorgnons.
L’autre a affiché une grimace de lassitude, laissant même fuser un soupir de résignation avant de prendre un air fataliste qui lui déforme un peu plus la face.
– L’humanité est en grand danger messieurs. Seule mademoiselle Troletti a peut-être le pouvoir, s’il en est temps encore, de contrer les forces infernales qui ne vont pas tarder à déferler sur la planète.
– Les forces infernales !… s’effare Winter avec un air d’incrédulité, enveloppant l’autre d’un regard étonné.
– Je comprends parfaitement votre scepticisme. Mais le message que j’ai adressé à mademoiselle Troletti est la stricte et impensable vérité.
– Qu’a-t-elle à voir dans cette histoire de fous ?… affabule cette fois Ballantine, en affichant à son tour une moue désabusée.
– C’est elle et elle seule qui détient la pierre de Tuaoi… argumente Gédéon.
– La pierre de Tuaoi ?… répète mécaniquement le professeur en fronçant les sourcils.
– Cette pierre est en fait la clé de l’Univers… précise Gédéon.
– J’oubliais cette histoire de pierre… pouffe Ballantine, dont le visage reflète les stigmates d’une incrédulité croissante.
L’autre s’en est aperçu.
– Ce cristal en forme de prisme cylindrique a appartenu aux Atlantes. Il servait à rassembler et à concentrer l’énergie, permettant à ses utilisateurs d’accomplir des choses fantastiques. Mais je vois que vous ne me prenez pas au sérieux… constate-t-il d’une voix éteinte et empreinte d’un évident regret… Tout bien considéré, tout ceci n’a plus d’importance. Les goules ne vont plus tarder à être à pied d’œuvre dans le cimetière… ajoute-t-il avec un mouvement fataliste des épaules.
Cette fois, ses trois visiteurs ont tressailli.
– Les goules !… relève Ballantine sourcils froncés.
– Mon Dieu tout ceci serait donc vrai !… réalise à son tour Sylvia en dirigeant un visage tourmenté en direction de ses deux compagnons.
– Cela paraît inconcevable, voire ahurissant !… s’émeut cette fois le professeur.
Devant ce brusque changement d’attitude, Gédéon semble subitement déconcerté, sans toutefois saisir correctement le sens de ce revirement, pour le moins inattendu.
– Mademoiselle Troletti et moi-même avons été agressés la nuit dernière dans le cimetière… rapporte alors Ballantine avec une moue réfléchie.
– Vous voyez, ils sont déjà là ! Ils sont déjà là !… s’exclame le Chrestian en quittant précipitamment son siège… Les spectres mangeurs d’âmes rôdent dans le cimetière !
– Calmez-vous mon ami !… tempère Winter en échangeant un regard halluciné avec ses deux compagnons.
– Professeur, vous ne réalisez pas encore, mais ils sont là !… insiste Gédéon, visiblement affolé.
– Je présume que vous voulez parler des goules… imagine Ballantine.
– Précisément monsieur. Les goules ! Leur présence au cimetière prouve qu’ils ont trouvé le moyen de traverser le seuil dimensionnel qui nous séparait jusqu’ici de leur univers… commente l’homme d’une voix altérée, laissant deviner en lui une tension inhabituelle trahissant son désarroi.
– Tout cela n’est pas très clair… grince Ballantine, perplexe… Il n’y a peut-être aucun doute en ce qui concerne une présence démoniaque dans le cimetière, mais de là à …
– Des forces obscures dont vous n’avez pas idée ont pris possession des lieux afin de s’en prendre au tombeau… l’interrompt le Chrestian, dont les pupilles dilatées sous l’effet d’un affolement croissant le font tout à coup ressembler à un démon.
– Le tombeau ?… s’interroge Ballantine, l’invitant du regard à clarifier sa déclaration.
– La tombe de mademoiselle Troletti… complète Gédéon avec un réalisme déconcertant.
– Alors, comment expliquez-vous la présence de l’intéressée ici … sous votre toit … en cet instant précis ?… raille Ballantine, la remarque assortie d’un haussement des épaules.
– Je … Je comprends encore une fois votre incrédulité monsieur Ballantine, car vous ignorez encore tout de cette étrange et incroyable histoire… argumente l’autre sur un ton empressé, ravalant sa salive à plusieurs reprises, trahissant cette fois une nervosité poussée à l’extrême.
– Nous serions évidemment plus amenés à vous croire si vous nous expliquiez à quoi rime tout cela !… ergote à son tour Winter avec une moue de perplexité.
– Plus tard, si vous le permettez … Pour l’instant, le temps presse. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, il nous faut à tout prix exhumer le … le corps de mademoiselle avant la nuit, afin de récupérer le cristal… anticipe le Chrestian, visiblement mal à l’aise vis-à-vis de la personne concernée, pourtant présente à ses côtés.
– Voyons cher monsieur ! Même si nous partagions avec vous cette idée saugrenue, la chose s’avérerait de toute manière impossible à réaliser en plein jour !… objecte Winter avec un haussement d’épaules des plus significatifs.
– Nous attendrons le crépuscule afin de pouvoir agir en toute discrétion… argumente Gédéon en ébauchant un geste trahissant son impatience.
Cette fois, les trois autres semblent pris de court devant cette argumentation des plus fondées. Mis au pied du mur par le déroulement des derniers événements paraissant accréditer les dires de cet étrange bonhomme, ils ont échangé des regards perplexes et embarrassés.
– Ce que vous nous demandez là est en marge de la légalité… murmure le professeur sur un ton de reproche, en se grattant nerveusement l’occiput, cherchant toutefois du regard l’avis de ses compagnons.
– Cette histoire relève de la loufoquerie, mais … je reconnais que les incidents qui se sont déroulés au cimetière me déroutent. Je suis incapable de leur donner une explication rationnelle… admet Ballantine en se caressant pensivement le menton …Bon, je veux bien admettre que l’étrange incident du cimetière me laisse perplexe… concède-t-il après une ultime hésitation… Je pense qu’effectivement nous devrions nous rendre compte par nous-mêmes… estime-t-il au terme de quelques secondes de réflexion, cherchant à son tour l’approbation des deux autres.
Winter a haussé les épaules en guise d’assentiment ; tandis que Sylvia lui fait comprendre d’un sourire qu’elle s’en remet à sa décision.
* *
L’obscurité a envahi le petit bourg de Montségur.
La conduite intérieure pilotée par Dany Ballantine vient de se garer dans une rue avoisinant le cimetière.
Etant donné les risques à présent liés à leur entreprise, Ballantine et Winter ont pris la précaution de s’armer individuellement d’un MR73 en 4 pouces calibre 357 magnum, une arme de poing redoutable aux munitions puissantes. Ils se sont également munis de deux torches électriques.
Les trois hommes et la jeune femme se glissent à présent comme des ombres entre les sépultures, tous les sens en alerte.
La silhouette sombre des arbres et le vent qui agite les branches qui bruissent dans les ténèbres concourent à créer une ambiance angoissante. On ne perçoit plus que le léger bruit de leurs pas qui crissent sur le gravier.
C’est le cœur battant la chamade, qu’ils arrivent en vue du tombeau censé renfermer la dépouille de la jeune femme. Ils n’en sont plus qu’à quelques pas ; la lampe vient même d’accrocher la sépulture … Mais ils se sont aussitôt immobilisés, échangeant des regards effarés et Ballantine a eu un imperceptible froncement de sourcils.
La dalle recouvrant le caveau n’est plus en place. Elle a glissé sur le côté et une brume mystérieuse s’échappe de la cavité, maintenant à ciel ouvert.
– Regardez… on dirait des traces de griffes !… murmure Ballantine en éclairant la pierre tombale, éraflée en plusieurs endroits.
– Nous arrivons trop tard !… dramatise Gédéon d’une voix blanche… L’empire de la nuit a pris possession des lieux. Des forces étranges et maléfiques nous ont précédés… continue-t-il sur le même ton de contrariété.
Mais les trois autres n’ont pas relevé. La bouche grande ouverte et les sourcils en accents circonflexes, ils ont le regard rivé sur la fosse contenant le cercueil maintenant apparent, dont le couvercle a été arraché …
– C’est impossible !… murmure Ballantine, en échangeant un regard éberlué avec ses compagnons.
à suivre ………….
Extrait de : Le Manuscrit des Ombres – Roman fantastique de Stephan LEWIS –
http://stephanlewis.kazeo.com/?page=rubrique&idr=0&pa=1