Détective, L’hebdomadaire des secrets du monde, n°284, 10 décembre 1951
A Steenbecque (Nord), l’ardente soif de vivre poussa la belle Julia Bellengier à semer le stupre, la mort et la ruine dans … La ferme du malheur …
La ferme des Bellengier, près de Steenbecque, et (à gauche) la grange incendiée par le valet Jaze.
La grande fleur rouge, d’un coup, avait jailli de la brume. Le feu ! Le feu, ravageur des récoltes, terreur des fermes isolées de cette grasse plaine de Flandre qui, vers Cassel et Steenvoorde, étend à perte de vue ses blés, ses champs de lin, ses prairies peuplées d’un riche bétail. Une meule avait flambé, d’abord, comme une torche , puis, des brandons atteignant la grande, tout le vieux bâtiment, en quelques minutes, s’était transformé en brasier.
Du village voisin de Steenbecque, à un kilomètre de là, l’alerte fut tout de suite transmise à la gendarmerie d’Hazebrouck :
Venez vite ! C’est encore un coup de ces diables à quatre de la maison Bellengier. Voilà qu’ils ont mis le feu, cette fois-ci ! C’est la Julia, à la ferme du malheur !
La ferme du malheur ! Au reçu du message, l’adjudant-chef Buns, commandant la brigade, n’avait pu retenir un soupir. Drôle de ferme, en vérité, que celle de cette belle Julia Weexsten, la veuve joyeuse du pauvre Alphonse Bellengier ! Depuis le temps qu’on s’y suicidait, qu’on y troussait la patronne, qu’on y faisait ripaille, qu’on y chapardait, qu’on s’y battait, qu’on y menait le sabbat toutes les nuits, il manquait bien encore cette nouvelle trouvaille : voilà qu’ils y fichaient le feu, à présent ! Ah ! oui, il avait bien raison, le brave Steenbecquois qui venait de donner l’alarme. Cette maison Bellengier était vraiment devenue le domaine des « diable à quatre » !
A vrai dire, les « diables à quatre », étaient beaucoup plus de quatre, car un simple quatuor n’eût certes pas suffi à l’ardente Julia. Depuis ce soir de juillet 1948 ,le 13 exactement, veille de la fête nationale, l’adjudant s’en souvenait encore où, le pauvre Alphonse, au prix d’une étrange obstination, s’était noyé volontairement dans une mare qui n’avait pas un mètre de profondeur, sa capiteuse épouse et héritière avait largement usé de sa liberté, débridé tous ses instincts.
C’est qu’elle aimait la vie, la belle Julia Weexsten ! Et la bouteille ! Et la rigolade ! Longtemps contrariée par ce mari quinteux, dur aux autres comme à lui-même, qui avait rapporté de son temps de captivité une insurmontable humeur noire : longtemps obligée de trimer dur, de se cacher pour boire un verre, de se contenter, pour tout dîner, d’une écuelle de ce zoute-paepe flamand qui est fait de lait battu dans lequel on trempe une pomme, Julia, qui se souvenait encore avec mélancolie du temps heureux de son enfance dans la ferme paternelle des Weexsten, à Hazebrouck, et des petits plats cuisinés par maman Blanche, et du bon genièvre familial dont on les arrosait généreusement, Julia, après le suicide de son mari, suivant juste la mort de ses deux enfants jumeaux, avait pleuré, évidemment, mais elle se consola vite. Et pour mieux rattraper le temps perdu, avec son mari hypocondre, elle mit les bouchées doubles, triples … Quelle vorace ! …
Curieuse histoire, d’ailleurs, que celle du suicide de Bellengier, drame initial dans ce piteux et sordide enchaînement des effets et des causes. C’est au soir de l’enterrement de ses deux nouveaux-nés, jumeaux venus avant terme (ils n’avaient vécu que quelques heures), qu’Alphonse Bellengier s’était supprimé, en s’enlisant silencieusement, avec une obstination farouche, dans la bourbe de la petite mare de son jardin. La mort de ses enfants, la faussecouche de sa femme, ce coup du malheur et peut-être de la réprobation céleste, ç’avait été pour lui le désespoir final, la perte totale du goût de vivre.
Or, il convient de noter que « l’accident » de Julia avait été provoqué par un effort qu’elle avait faire quelques jours plus tôt, en aidant son mari à porter une lourde cuve de lait : quarante à cinquante litres. De tels travaux ne sont pas spécialement recommandés aux jeunes femmes enceintes de sept mois, et la future maman l’avait bien fait remarquer à son seigneur et maître avant de recevoir de lui la rude injonction d’obéir. Peut-être le malheureux y songeait-il en s’enfonçant, lèvres closes, dans sa mare. Peut-être à ses rancœurs se mêlait-il un regret. Car il l’aimait, le pauvre homme ! Il l’aimait à sa rude manière. Elle était si fraîche et si jolie, cette blonde au teint de rose, aux formes généreuses, si ardente à vivre et si gaie … quand il ne la faisait pas pleurer. Un peu coquette, évidemment, trop désireuse de plaire à tous, surtout aux jeunes garçons de ferme, et « portée sur la bouteille ». Mais ce n’était tout de même pas Messaline, du moins pas à ce temps-là.
Depuis …
JULIA SE CONSOLE …
Depuis, Alphonse était parti, laissant Julia seule avec son frère Louis-Joseph Bellangier, cogérant de l’affaire, aussi timide et doux que le défunt était autoritaire et qui ne devait pas longtemps être pour sa belle-sœur un associé gênant. L’héritage indivis était d’ailleurs d’une imprécision assez illégale, car lorsque, voici quelques années, le vieux papa Bellengier était mort, laissant trois fils : Alphonse, qui devait par la suite épouser Julia Weexsten et qui reprit la ferme paternelle ; Louis, qui resta avec son frère ; et Athanase, qui partit s’établir aux Bréviaires, en Seine-et-Oise, on ne s’était occupé ni du fisc ni de rien. Automatiquement, chacun des trois frères s’était considéré comme héritier d’un tiers de la ferme – une belle ferme de trente hectares aux régulières et généreuses récoltes, avec une quarantaine de bêtes à cornes, des chevaux, du petit cheptel et un important matériel agricole, le tout estimé à plus de dix millions.
Bref, Alphonse ayant quitté la vie, sa veuve, presque aussitôt, y entrait … à grandes guides.
Outre la ferme et les belles récoltes engrangées, le cheptel, le matériel et sa part des écus amassés, Julia – fatale incidence – héritait du commandement des valets.
Pour les 26 ans turbulents de l’ardente veuve, cela faisait bien des tentations à la fois. C’est qu’ils étaient avenants, ces garçons jeunes, vigoureux et gaillards ! Voilà des gars qui comprenaient la vie !
Au diable le zoute-paepe des maussades soupers conjugaux ! Julia, qui se voulait bonne maîtresse, décréta tout d’abord que patrons et personnel souperaient désormais au bifteck-frites, au pot-au-feu, voir à la fricassée de poulet. Elle entendait ainsi encourager ses gens. Brave à table, brave au travail est un axiome courant des terroirs riches.
Comme de juste, on arrosait ces nourritures terrestres : bière, vin, genièvre, rhum, par verres, par gobelets, par bouteilles, par magnums – car le champagne n’était pas oublié – commencèrent leur cascade. L’in vino luxuris des Ecritures demeure vérité d’expérience. Bientôt, sous l’œil médusé de l’impuissant Louis-Joseph, patronne et valets, rapprochés, s’abandonnaient à d’étonnants mélanges, liquides et sentimentaux : le latin, dont les mots bravent l’honnêteté, permettrait seul, ici, d’entrer Au moment de son mariage dans plus de détails. Au surplus, la chambre avec le riche fermier Alphonse de Julia, de plain-pied avec la cuisine, salle Bellengier, Julia Weexsten était commune où se déroulaient ces bacchanales, sage ; mais la rudesse de son en représentaient l’aboutissement logique. époux la transforma en On s’y traînait après le dessert ; on s’y débauchée alcoolique ! abattait sur le lit, à deux ou davantage.
A moins qu’on ne se contentât de la table, ou que la table, finalement, ne se renverse, avec tout notre monde par-dessous, dans le vin répandu et les débris de bouteilles.
Le génial Téniers, Flamand lui aussi, a su jadis, d’un pinceau truculent et habile, peindre de semblables scènes, dont son art voilait l’impudicité brutale. Mais ici, ni l’art ni l’habileté n’avaient de place. Abandonnés à leurs instincts, Julia et ses valets, ceux-ci brutalisant déjà celle-là plus qu’ils ne la courtisaient, sombraient soir après soir dans plus de luxure et plus d’ivresse.
Tour à tour rossant la patronne ou se rossant entre eux, les dociles ouvriers de naguère, auxquels s’étaient joints quelques commensaux aimés de la belle hôtesse, prenaient progressivement ici figure de maîtres.
Mais une maison n’a pas dix maîtres à la fois. Et puis, la gauloiserie poussée à fond n’exclut pas la jalousie. D’où les disputes, d’où les bagarres ; d’où, en ce brumeux crépuscule de septembre, l’incendie de la grange, volontairement allumé par un valet répondant à l’harmonieux nom de Jaze, à qui la belle Julia avait, la veille, refusé ses faveurs et qui lui avait promis, en grinçant des dents « de lui faire voir, bientôt, un fameux spectacle, une illumination qu’elle n’oublierait jamais ».
On dira : propos néronien. Mais on n’est jamais tout à fait à la hauteur de sa légende. Ce Jaze n’était pas plus Néron que la malheureuse n’était Messaline. S’il venait de se muer en incendiaire, c’est, tout bêtement, qu’il était jaloux.
– Quelle maison, songeait l’adjudant-chef, filant à toute allure vers Steenbecque, au volant de la fourgonnette réglementaire où son collègue Becq, adjoint au commandant de secteur, et les gendarmes de sa brigade avaient pris place avec lui ; quelle turne ; quel bouge ! Et quelle bande de fous … Le feu, à présent ! J’ai l’impression que, même si nous réglons encore au mieux cette histoire-là, tous ces gens n’ont pas fini de nous en faire voir de toutes les couleurs ; avant qu’ils soient tous coffrés, ce qui leur pend au nez un jour ou l’autre, nous aurons encore l’occasion de faire bien des fois la navette sur la route d’Hazebrouck à Steenbecque !
RUINE, ESCROQUERIE ET MORT SUBITE
Pour cette fois, le malheur fut vite maîtrisé. Après deux heures d’efforts, les gendarmes, activement secondés par les Steenbecquois faisant la chaîne, avaient, comme on dit, circonscrit l’incendie en faisant la part du feu. Entendons que la grange était parfaitement brûlée, avec toute la récolte entassée dans ses flancs, ce qui constituait, pour les finances obérées de la veuve joyeuse et de son désolé beau-frère et associé, toujours gémissant et toujours médusé, un nouveau coup dur dont elles n’avaient vraiment nul besoin. Et l’arrestation de l’incendiaire, qui avait eu lieu tout aussitôt, si elle satisfaisait la justice, ne changeait pas le cours des choses.
Car on se doute qu’à ce train de vie, les affaires tournaient mal. Levés à 10 heures du matin, mal remis de leurs prouesses nocturnes, les valets, à longueur de journée, bâillaient sur la besogne. Aussi mal nourri que les gens l’étaient bien, le bétail dépérissait. Abandonnés à un sol naguère béni, haricots, betteraves, pommes de terre pourrissaient ou séchaient sur place.
C’est alors que les événements se sont précipités. Cet incendie de la grange, on eût dit qu’il marquait « le commencement de la fin ». Puisqu’il fallait de l’argent – et il en fallait à tout prix – Julia, énergiquement « conseillée » par ses partenaires d’orgie, se mit à liquider le fonds : les bœufs, les chevaux, les génisses, les cochons, les charrues, les moissonneuseslieuses, les planteuses à betteraves, tout ce qui n’avait pas déjà commencé de s’évaporer, tout y passa en cet automne. Et à des prix défiant toute concurrence. Abrutie d’alcool et de débauche, la malheureuse Julia n’était pas en mesure de discuter. D’ailleurs, ses impérieux amis ne le lui eussent plus permis. A chaque ivresse nouvelle, ils tiraient d’elle signatures, reçus, ordres de vente et procurations. D’honnêtes acheteurs, comme de juste, s’étaient tout aussitôt présentés en grand nombre : quarante-six commissions rogatoires ont été, à ce jour, délivrées pour les retrouver à travers toute la région …
Le doux Louis-Joseph, pour le coup, voulut protester. Mal lui en prit. L’un des chevaliers de sa belle-sœur, le boucher André Verhaeghe, de Steenbecque, qui s’était plus spécialement chargé de la liquidation du cheptel en vertu, sans doute, de la règle de l’utilisation des compétences, lui mit sous le nez un colt du plus impressionnant calibre et l’invita sans ambages à se tenir tranquille, sous peine de mort.
Et Louis-Joseph, qui regardait mélancoliquement sa part d’héritage « fondre comme une cire au souffle d’un brasier », Louis-Joseph se le tint pour dit.
– Le revolver était gros comme ça !, explique-t-il volontiers aujourd’hui, en esquissant de ses deux mains écartées un geste capable de cerner l’embrasure d’un canon de marine …
Dans le même temps, l’amant n°1 de Julia, l’ouvrier agricole Omer Cappon, 46 ans, dont le casier judiciaire est déjà magistralement garni, puisqu’il totalise soixante et un mois de prison pour délits divers, s’occupait avec deux « adjoints », Roger Jansen, 29 ans, ouvrier agricole, déjà condamné pour détention d’armes, et Joseph Noury, 38 ans, marchand de bestiaux à Aire-sur-la-Lys, de « lessiver » le reste des ressources disponibles. Il touchait, à ce jeu, de substantielles commissions. Un jour même, plus expéditif, il devait faire main basse sur soixante-dix mille francs d’argent liquide que sa patronne gardait encore sous une pile de linge, au fond d’une armoire. La vérité oblige à dire qu’après s’être offert sur ce butin un vélomoteur, des bleus de travail et une robe de chambre, il en utilisa le reliquat à faire cadeau à sa victime … d’un bracelet en or.
L’imminence de la ruine, cependant, ne ralentissait pas l’ardeur nocturne des beuveries. Outre les habitués, des invités de passage y venaient nombreux. Le mois dernier, l’un d’eux, un voisin, le journalier Carton, de Steenbecque, y fut même si copieusement traité qu’on le retrouva raide mort au petit matin : c’était un homme qui supportait mal le rhum et les rudes étreintes …
Ce fut pour les gendarmes une première occasion de revenir à la ferme du malheur. Mais la mort naturelle ( !) de Carton fut établie sans doute possible. Vide encore de « passagers », la fourgonnette reprit le chemin d’Hazebrouck
EPILOGUE MORAL D’UNE IMMORALE HISTOIRE
Tout a une fin. Un jour, il n’y eut plus de cheptel à bazarder chez la femme rougeaude et épaissie, au seuil de la trentaine, qu’on appelait encore, par habitude, la belle Julia ; il n’y eut plus de matériel à vendre, ni de linge, ni de mobilier. Tout était rasé, comme après le passage d’un fléau. Des trésors de la cave, il restait des bouteilles vides ; des récoltes, une grange brûlée ; de l’élevage, un pauvre chien noir, Cartouche, qui gémissait lamentablement.
Alors, la patronne eut une idée. Une idée de trop. Elle fit, au toit de sa maison, de cette maison dont elle n’était que locataire, enlever soixante-cinq mètres de gouttières, dont la vente lui rapporta encore quelques milliers de francs.
Les derniers … Le propriétaire ayant porté plainte, les gendarmes Brassard, Dewaele et Vermeersch, officiers de police judiciaire, sous les ordres du lieutenant Milliescher, commandant l’arrondissement, retournaient le lundi 19 novembre, à la ferme du malheur. Une semaine d’enquête, au cours de laquelle les révélations se succédaient, plus effarantes chaque jour. Et voici que, réconforté par la présence des gendarmes, le doux Louis-Joseph se décidait soudain, en son nom comme en celui de son frère, à porter plainte contre sa belle-sœur, pour détournement d’héritage.
Rien ne va plus ! Ramenés à Hazebrouck par panier à salade, Julia Bellengier, Omer Cappon, André Verhaeghe, Roger Jansen et Joseph Noury, inculpés par le juge d’instruction béquet de délits divers, allant du vol qualifié pour les uns à la menace de mort pour les autres, ont commencé entre les murs ombreux de la maison d’arrêt, une cure de désintoxication qui ne peut que leur être salutaire.
Et ce ne serait, après tout, que l’équitable épilogue d’une aventure immorale, mais à la truculence pittoresquement rabelaisienne, si, dans la ferme Weexsten, demeure des parents de Julia, il n’y avait une vieille maman qui pelure en contemplant les photos et les souvenirs de sa « petite fille qui était si sage et qui avait tous les prix à l’école » ; s’il n’y avait deux braves garçons spoliés, un beau domaine ravagé …
Et deux morts !…
Maurice Morin (Reportage photo, Paul Buisson, Détective)